ces
soirs ou elle allait chez la reine. Le roi y etait. Madame s'est
indignee contre les chansonniers de la cour, qui ne respectaient rien,
pas meme ses souliers. La-dessus, elle fit voir la chanson qu'elle
portait a la semelle de sa chaussure, et, comme on faisait mine d'en
rire, elle s'emporta, en disant que le comte de Guiche lui avait appris
que j'etais l'auteur de cette vilaine chanson. Sa Majeste mit sa colere
au diapason de celle de Madame et declara qu'on ferait bien de m'envoyer
chansonner a la Bastille. On vint m'avertir, le lendemain meme, de ce
tripotage. Je guettai le comte de Guiche, et l'ayant trouve qui allait
chez Monsieur, frere du roi, je l'arretai pour lui dire au passage:
"Monsieur, quand nous vous aurons coupe les oreilles, nous irons les
clouer a la porte de Madame la duchesse d'Orleans." Je ne pouvais faire
moins, ma cousine, que d'imposer silence a M. de Guiche. Mais cette
mechante langue, a qui je laissais encore ses oreilles, s'en servit
assez mal pour entendre que ma menace s'adressait, non a lui, mais a
Monsieur lui-meme; ce qui etait un effronte mensonge. Je me lave donc
les mains de ce qui est advenu de cette calomnie. Monsieur alla conter
la chose a Madame, qui courut la conter au roi, et qui versa des
torrents de larmes, en jurant ses grands dieux que j'avais dessein de
lui tuer son mari, si le premier prince du sang de France se refusait a
se battre en duel avec moi. Voyez, cousine, ce que sont les caquets
de la cour de notre grand roi. Sa Majeste, pour essuyer les pleurs de
Madame et pour rassurer Monsieur, a ordonne de m'arreter et d'instruire
mon proces, a la Bastille, proces criminel a propos d'une ridicule
chanson, qui n'est pas mon fait et qui ne vaut pas une chiquenaude....
Vous convient-il que je vous la chante?
--La chose est plus grave que vous ne pensez, Roger, repartit madame de
Sevigne, et vous avez tort d'en rire. Je n'ai que faire de connaitre
la chanson, et je serai plus a mon aise, ne la connaissant pas, pour
prendre votre defense.
--M. le comte de Saint-Aignan, qui sait mieux que personne ma parfaite
innocence, a eu l'excellente idee d'user de votre venue a Versailles,
pour faire de vous une belle solliciteuse, la plus eloquente et la plus
persuasive qu'on puisse souhaiter. Il s'est offert a vous presenter
lui-meme a Monsieur, devant qui vous plaiderez et gagnerez ma cause....
--Non, interrompit la marquise, je n'ai que faire d'aller chez Monsieur,
qui ne recoit
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