amis? suis-je indiscrete de compter sur vous comme
sur moi-meme?" Eugenie m'a embrassee, et son mari m'a tendu la main
d'une grosse facon militaire que ma mere eut trouvee de bien mauvais
ton, mais qui m'a inspire plus de confiance que tous les compliments du
monde. "Il faut que vous me parliez de Jacques, leur ai-je dit; vous ne
m'en avez jamais dit que du bien; il est impossible que vous n'ayez pas
un peu de mal a m'en dire.--Qu'est-ce que cela signifie? s'est ecriee
Eugenie.--Ma bonne amie, lui ai-je repondu, je vais m'engager sans
retour et bien precipitamment avec un homme que je connais tres-peu; ce
serait une grande folie, si vous n'etiez garants du noble caractere de
cet homme-la. Maintenant je ne songe pas a m'en dedire, car il sait et
vous savez tous que je l'aime; mais, malgre cela, et meme a cause de
cela, je voudrais le connaitre mieux et pouvoir me tenir en garde contre
les defauts grands ou petits qu'il peut avoir. Vous m'avez dit, dans un
temps ou aucun de nous ne songeait qu'il pouvait devenir mon mari, qu'il
avait beaucoup de singularites, maintenant il m'interesse extremement
de savoir quelles sont ces singularites, afin de n'en pas blesser
quelqu'une involontairement et d'eviter tout ce qui peut les eveiller.
Je n'en ai encore apercu que l'ombre, et je me demande souvent s'il est
possible qu'un homme soit aussi parfait que Jacques me semble l'etre. Je
veux me defendre de l'aveuglement et de l'enthousiasme; je vous en prie,
mes amis, parlez-moi, eclairez-moi.
--Cela est embarrassant en diable, a repondu M. Borel, et je ne sais que
vous dire. Vous etes si franche et si bonne enfant, Mademoiselle, que,
si vous etiez ma propre soeur, je ne pourrais pas avoir plus d'estime et
d'amitie pour vous que je n'en ai. D'un autre cote, Jacques est mon plus
ancien, mon meilleur ami: il m'a porte sur ses epaules en Russie pendant
plus de trois lieues. Oui, Mademoiselle, le petit Jacques a porte le
gros animal que voila, qui sans lui serait creve de froid a cote de son
cheval; et il a manque de mourir lui-meme par suite de ce leger fardeau.
Je vous ai raconte cela, peut-etre; je pourrais vous raconter tant
d'autres choses! des dettes payees, des duels accommodes, des coups
pares tant a la bataille qu'au cabaret, des services a n'en pas finir;
et moi, qu'est-ce que j'ai fait pour lui? rien du tout. Ai-je le droit
a present de parler de lui comme je le ferais d'un autre?--A tout autre
qu'a moi, non certainement, ai-je
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