t etre, la ou je le prends, ne serait qu'infortune en d'autres mains
que les miennes; et puis ce qu'il est destine a souffrir avec moi est
peu de chose au prix de ce que je suis resigne a souffrir avec lui. Les
tourments qui m'attendent, je les connais, et je sais ce que sont les
douleurs des autres au prix des miennes. Comment veux-tu que j'aie de la
compassion pour quelqu'un? Songerais-tu a etablir une comparaison entre
moi et le reste des hommes? En fait de souffrance, ne suis-je pas une
exception? Tout autre que toi rirait de cette pretention et la prendrait
pour un imbecile orgueil; mais tu sais bien que je ne m'en vante pas,
et que je m'en plains dans l'amertume de mon coeur. Tu sais que j'ai
souvent maudit le ciel pour m'avoir refuse la faculte qu'il accorde si
genereusement a tous les hommes, l'oubli! De quoi ne se consolent-ils
pas et de quoi me suis-je jamais console? La douleur les effleure; je ne
sais quel vent souffle sur leurs plaies et les seche aussitot. Pourquoi
les miennes saignent-elles eternellement? Pourquoi la premiere douleur
de ma vie, au lieu de s'en aller dans la nuit de l'oubli, est-elle
toujours devant mes yeux, terrible et vivante comme le sang prolifique
de l'hydre? Pour tous les humains, le malheur est une hymne funebre qui
passe, et dont les notes se perdent peu a peu dans l'eloignement; quand
la derniere s'envole, l'oreille n'en conserve pas le son. Pourquoi
mugissent-elles toutes autour de moi? Pourquoi cet eternel chant de
mort qui s'eleve a toute heure dans mon ame et qui me force a pleurer
continuellement mes pertes? Pourquoi mon front est-il ceint d'epines qui
le dechirent a chaque souffle du vent dans les fleurs dont les autres se
couronnent?
Oh! je vois bien que les autres ne souffrent pas la centieme partie de
mon mal. Ils se desolent cent fois plus haut, parce qu'ils ne savent
vraiment pas ce que c'est que la douleur. Insolents sybarites, ils se
plaignent du pli d'une rose; je vois comme ils se guerissent, comme ils
se consolent, comme ils sont aveuglement dupes d'une illusion nouvelle.
Race stupide et lache! ils n'affronteraient pas ces illusions s'ils
savaient comme moi ce qu'elles valent! quand ils sont terrasses par
le destin, ils avouent qu'ils se sont trompes. "Ah! si j'avais su,
disent-ils, que cela devait finir ainsi!" Et moi je sais comment tout
finit, et je commence un amour nouveau! Tu vois bien que je suis cent
fois plus courageux, cent fois plus infortune que les au
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