un si vif sentiment de ces bienfaits du ciel, que j'avais envie de
me prosterner sur les herbes naissantes et de remercier Dieu dans
l'effusion de mon coeur. Je te jure que mon premier amour n'a pas connu
ces joies pures et ces divins ravissements; c'etait un desir plus apre
que la fievre. Aujourd'hui il me semble etre jeune et ressentir l'amour
dans une ame vierge de passions. Et pendant ce temps tu vois mon spectre
epouvante errer autour de toi, reveuse! Oh! jamais je n'ai ete si
heureux! jamais je n'ai tant aime! Ne me rappelle pas que j'en ai dit
autant chaque fois que je me suis senti amoureux. Qu'importe? on sent
reellement ce qu'on s'imagine sentir. Et d'ailleurs je croirais assez a
une gradation de force dans les affections successives d'une ame qui
se livre ingenument comme la mienne, je n'ai jamais travaille mon
imagination pour allumer ou ranimer en moi le sentiment qui n'y etait
pas encore ou celui qui n'y etait plus; je ne me suis jamais impose
l'amour comme un devoir, la constance comme un role. Quand j'ai senti
l'amour s'eteindre, je l'ai dit sans honte et sans remords, et j'ai obei
a te Providence qui m'attirait ailleurs. L'experience m'a bien vieilli;
j'ai vecu deux ou trois siecles, mais du moins elle m'a muri sans me
dessecher. Je sais l'avenir, mais pour rien au monde je n'aurais la
froide lachete de lui sacrifier le present. Qui, moi! moi qui suis
si bien habitue a la souffrance, je reculerais devant elle, je ne
disputerais pas a cette avare destinee les biens que je peux lui
arracher encore! Ai-je donc ete si heureux? n'ai-je plus rien a
connaitre, rien a posseder de nouveau sous le soleil de ce monde-ci? Je
sens bien que je n'ai pas fini, que je ne suis pas rassasie; je sens
qu'il y a encore des joies pour mon coeur, puisque mon coeur a encore
des desirs et des besoins. Je veux conquerir ces joies et les savourer,
dusse-je les payer plus cherement que toutes celles que Dieu m'a fait
expier deja. Si la destinee de l'homme, ou si la mienne du moins, est
d'etre heureux pour souffrir ensuite, et de tout posseder pour tout
perdre, soit! Si ma vie est un combat, une revolte continuelle de
l'esperance contre l'impossible, j'accepte! Je me sens encore la force
de combattre et d'etre heureux un jour au prix de tout le reste de mes
jours futurs. Je defie le sort de m'epouvanter avant le combat; qu'il me
brise s'il est le plus fort.
Ne me dis pas que j'expose le bonheur d'un autre avec le mien. D'abord
ce
|