a se tourmenter de la moindre alteration dans mes
manieres. Quelquefois cette vive sollicitude me chagrine un peu; elle
me poursuit, elle m'oppresse, elle me tient en arret et me force a
m'observer et a me contraindre. Comment pourrais-je m'en offenser?
Cette espece de fatigue qu'elle m'impose est douce en comparaison de
l'horrible isolement ou je vivais quand j'ai connu Fernande, et ou j'ai
souvent consume les plus belles annees de ma vie dans un stoicisme
insense. Si elle devait souffrir reellement de mes souffrances, je
regretterais le temps ou elles ne retombaient que sur moi; mais j'espere
que je saurai l'accoutumer a me voir un peu triste et preoccupe sans se
tourmenter.
Fernande a toute l'adorable puerilite de son age. Qu'elle est belle et
touchante quand elle vient avec ses cheveux blonds en desordre, et ses
grands yeux noirs tout pleins de grosses larmes, se jeter dans mes bras
et me dire qu'elle est bien malheureuse, parce que je lui ai donne un
baiser de moins que la veille! Elle ne sait pas ce que c'est que la
douleur, elle s'en effraie a l'exces; et vraiment Fernande m'effraie
quelquefois moi-meme. Je crains qu'elle n'ait pas la force de supporter
la vie. Je suis un peu incertain de ce que je dois lui dire pour
l'habituer au courage. Il me semble que c'est un crime ou du moins un
acte de raison cruelle, que de repandre les premieres gouttes de fiel
dans ce coeur si plein d'illusions; et pourtant il viendra un moment ou
il faudra lui reveler ce que c'est que la destinee de l'homme. Comment
resistera-t-elle au premier eclair? Puisse-je lui cacher longtemps cette
funeste lumiere!
Je viens de recevoir une nouvelle qui me fait beaucoup de mal; cet ami
dont je t'ai parle est de nouveau en fuite. Les sacrifices que j'ai
faits pour lui, loin de le sauver, l'ont replonge dans le desordre. A
present, son deshonneur ne peut plus etre masque, son nom est souille,
sa vie perdue; la, comme partout ou j'ai passe, j'ai travaille en vain.
Voila donc a quoi sert l'amitie, et ce que peut le devouement! Non, les
hommes ne peuvent rien les uns pour les autres; un seul guide, un seul
appui leur est accorde, et il est en eux-memes. Les uns l'appellent
conscience, les autres vertu; je l'appelle orgueil. Cet infortune en
a manque; il ne lui reste que le suicide. La calomnie n'atteint et ne
deshonore personne, le temps ou le hasard en fait justice; mais une
bassesse ne s'efface pas. Avoir donne sur soi a un autre homme le droit
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