arret, peut-etre encore dans certaines courbes
des traits; mais rien de tout cela n'est assez prononce pour faire foi
devant les hommes. Cette fraternite existe dans notre ame et dans les
ressemblances de notre caractere d'une maniere bien plus frappante.
Le cure t'appela; tu entr'ouvris les yeux sans le voir; puis tu fis un
mouvement dedaigneux de l'epaule et du coude, et tu te rendormis. Il
detacha alors le scapulaire suspendu a ton cou, l'ouvrit, et rapprocha
le coupon d'image qu'il contenait de celui que je lui avais presente.
Nous les reconnumes aussitot. Tu t'eveillas en cet instant; ton premier
regard fut sauvage comme celui d'un chamois. Tu cherchas le scapulaire a
ton cou, et, ne l'y trouvant pas, tu le vis entre nos mains et tu fis un
brusque elan pour nous l'arracher. Mais le cure te mit devant les yeux
les deux moities reunies de l'image, et tu compris aussitot ce qui se
passait. Tu bondis sur moi comme un chevreau, et, m'etreignant le cou
avec la vigueur d'une montagnarde, tu t'ecrias: "Voila mon pere, mon
pere est retrouve!"
On eut beaucoup de peine a te persuader que je n'etais pas ton pere; tu
pretendais que je ne voulais pas en convenir. Le cure tacha de te faire
comprendre que c'etait impossible, que j'avais dix ans seulement de plus
que toi. Alors tu me demandas impetueusement ou etaient ton pere et ta
mere, et tu me commandas presque de te mener vers eux. Je te repondis
qu'ils etaient morts l'un et l'autre, et tu frappas la terre de ton
pied nu, en disant: "J'en etais sure; a present, il faut que je reste
ici.--Non, te dis-je, c'est moi qui remplace ton pere. Il etait mon
meilleur ami, il m'a cede ses droits sur toi; veux-tu me suivre?--Oui,
oui, repondis-tu avec avidite en m'embrassant.--Voila les enfants! dit
le cure avec tristesse; on les aime, on les eleve, on ne vit que
pour eux, et quand on croit jouir de leur reconnaissance et de leur
affection, ils vous abandonnent avec joie pour suivre le premier inconnu
qui passe, et sans demander seulement ou il les mene."
Tu compris fort bien ce reproche, car tu repondis au cure: "Est-ce que
vous croyez que je vous abandonne? Est-ce que je ne reviendrai pas vous
voir et garder les chevres de ma mere Elisabeth? Mais, voyez-vous, il
faut que je voyage et que je voie tous les pays du monde; un jour je
reviendrai sur un vaisseau, avec beaucoup d'argent que je donnerai a mes
freres de lait, et nous acheterons un grand troupeau de chevres, et
nous batirons
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