ux, et donner a un etre semblable a
moi le repos et la liberte qui m'ont ete refuses de tous. Ce que j'ai
amasse de force et d'independance durant toute une vie de solitude et
de haine, je veux en faire profiter l'objet de mon affection, un etre
faible, opprime, pauvre, et qui me devra tout; je veux lui donner un
bonheur inconnu ici-bas; je veux, au nom de la societe que je meprise,
lui assurer les biens que la societe refuse aux femmes. Je veux que la
mienne soit un etre noble, fier et sincere; telle que la nature l'a
faite, je veux la conserver; je veux qu'elle n'ait jamais ni besoin ni
envie de mentir. J'ai embrasse cette idee-la comme un but a ma triste et
sterile existence, et je me persuade que, si je reussis, ma vie ne sera
pas absolument perdue.
Ne souris pas, Sylvia; ce ne sera pas une petite chose, cela sera
peut-etre plus grand devant Dieu que les conquetes d'Alexandre. J'y
emploierai tout mon courage, toute ma force; j'y sacrifierai tout, s'il
le faut: ma fortune, mon amour, et ce que les hommes appellent leur
honneur; car je ne me dissimule pas les difficultes de mon entreprise et
ce que la societe y apportera d'obstacles. Je sais combien ses prejuges,
sa jalousie, ses menaces, sa haine, entraveront mes pas et glaceront de
terreur celle que j'ai prise par la main pour la faire marcher avec moi
dans ce chemin desert; mais je surmonterai tout, je le sens, je le sais.
Si mon courage faiblissait, ne serais-tu pas la pour me dire: "Jacques,
souviens-toi de ce que tu a promis a Dieu?"
VII.
DE FERNANDE A CLEMENCE
Tilly, le...
Tu es une moqueuse; tu dis que j'imite le jargon des grognards, comme si
j'avais compose dix vaudevilles; cependant tu dis que j'ai bien fait de
te raconter tout cela; et moi aussi, je le pense, car te voila a demi
reconciliee avec Jacques; ce caractere froidement brave te plait, et a
moi donc!
J'ai suivi ton conseil, et je ne sais trop quelle conclusion je
dois tirer de la conversation que j'ai eue avec les Borel. Je te la
transmets, au risque d'etre encore traitee de petite perruche: tu me
diras ce que tu en penses.
L'occasion s'est offerte a moi on ne peut meilleure. Maman avait ete
faire une visite a notre voisine, madame de Bailleul, quand Eugenie
et son mari sont arrives. Jacques avait ete appele a Tours pour une
affaire. "Je suis enchantee de me trouver seule avec vous, leur ai-je
dit; j'ai beaucoup de questions a vous faire a tous deux. D'abord
etes-vous bien mes
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