colere! Il me prenait dans ses bras et me serrait
avec tant de force qu'il me faisait mal, et pourtant je n'avais ni peur
ni ressentiment de le voir me brutaliser ainsi. Il me secouait la main
d'un air d'autorite, en me disant: "Parle donc, je veux que tu
parles, reponds-moi tout de suite; qu'as-tu?" Et moi, qui deteste le
commandement, j'ai eu du plaisir a entendre le sien. Le coeur m'a bondi
de joie, comme lorsqu'il m'a tutoyee pour la premiere fois, en me
faisant traverser un ruisseau et me disant: "Saute donc, peureuse!" Oh!
bien plus cette fois! Ce que j'ai ressenti, Clemence, est inexplicable.
Tout mon coeur a ete au-devant du sien, comme un esclave qui se
jetterait aux pieds de son maitre, ou comme un enfant dans le sein de sa
mere. Ces choses-la ne peuvent pas tromper; je sens que je l'aime,
parce que je dois l'aimer, parce qu'il le merite, parce que Dieu ne
permettrait pas que j'eprouvasse cette confiance et cet entrainement
pour un mechant homme. Pressee par ses questions, je lui ai parle de ma
conversation avec le capitaine Jean, et de l'effroi insurmontable qu'il
m'avait laisse. "Ah! en effet, m'a-t-il dit, je voulais te parler des
craintes auxquelles tu t'abandonnes et des questions que tu as faites a
Borel et a sa femme. Cela m'embarrassait un peu; que puis-je te dire?
que les reproches de Borel ne sont pas fondes, que les histoires du
capitaine sont fausses? Il m'est impossible de mentir. Il est vrai que
j'ai des defauts tres-graves, et que j'ai fait beaucoup de folies. Mais
qu'est-ce que cela a donc de commun avec toi et avec l'avenir qui nous
attend? Je ne puis rien le jurer, sinon que je suis un honnete homme, et
que je n'aurai jamais avec toi un mauvais procede. Prends acte de ces
paroles-la, s'il te faut des paroles pour te rassurer, et quitte-moi la
premiere fois que j'y manquerai. Mais si tu as cru que tu ne souffrirais
jamais de mon caractere et que tu n'aurais jamais rien a lui reprocher,
tu as compte faire en ce monde le voyage d'Eldorado, et tu as reve une
destinee qui n'es permise a personne sur la terre." Puis il s'est tu
tout a coup, et il est reste triste et silencieux; moi aussi. Enfin,
il a fait un effort sur lui-meme, et il m'a dit: "Vous voyez bien, ma
pauvre enfant, que vous souffrez deja. Ce n'est pas la premiere fois,
et ce ne sera pas malheureusement la derniere. N'avez-vous donc jamais
entendu dire que la vie est un tissu de douleurs, une vallee de larmes?"
Le ton triste et amer don
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