j'ai entendu distinctement, au milieu de ces sons d'une triste
harmonie, le son de ta voix. Elle a jete trois ou quatre notes dans
l'espace, faibles, mais si pures et si saisissables que j'ai ete voir
les buissons d'ou elle etait partie pour m'assurer que tu n'y etais pas.
Ces choses-la m'ont rarement trompee; Jacques, il faut qu'il y ait un
orage sur nos tetes.
Je vois bien que l'amour te precipite dans un piege nouveau; la seule
parole vraie de ta lettre est celle-ci: "J'epouse cette jeune fille
parce qu'il n'y a pas d'autre moyen de la posseder." Et quand tu ne
l'aimeras plus, Jacques, qu'en feras-tu?
Car il viendra un jour ou tu seras aussi fatigue de l'avoir aimee que tu
es avide maintenant de t'abandonner a ta passion. Pourquoi cet amour-la
differerait-il des autres? As-tu tellement change depuis un an que tu
sois devenu capable de ce qu'il y a de plus antipathique a ton ame,
l'obstination? Car de quel autre nom peut-on appeler l'amour qui resiste
a l'intimite? Tu es capable de comprendre, d'eprouver et d'executer, en
beaucoup de choses, ce que les hommes regardent comme impossible; mais,
en revanche, ce qui est facile a plusieurs, et possible a beaucoup
d'entre eux, Dieu, pour compenser sa magnificence envers toi par quelque
grave infirmite, t'en a rendu absolument incapable. Ne pouvoir tolerer
les faiblesses d'autrui, voila ta faiblesse, voila le cote miserable el
sacrifie de ton grand caractere; voila en quoi Dieu te chatie de n'etre
pas soumis aux miseres communes.
Et tu as raison, Jacques; je te l'ai toujours dit, tu as bien raison de
ne rien pardonner a cette boue humaine; tu as raison de retirer tout ton
coeur aussitot que tu vois une tache sur l'objet de ton amour! L'etre
qui pardonne s'avilit! Je sais bien, moi pauvre femme, combien l'ame
perd de sa grandeur et de sa saintete quand elle accepte une idole
souillee. Il faut toujours qu'elle en vienne plus tard a briser l'autel
ou elle s'est prosternee devant un faux dieu; au lieu de la resignation
froide qui devrait accompagner cet acte de justice, la haine et le
desespoir font trembler la main qui tient la balance. La vengeance se
mele de juger... Oh! alors il vaudrait mieux etre ne sans coeur que
d'avoir aime.
Toi, homme fort, tu couvres mysterieusement les fautes d'autrui du
manteau de ton silence; ta main genereuse releve celui qui est tombe,
essuie la fange de son vetement, et efface la trace que sa chute a
laissee sur ton chemin; mais tu n'ai
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