une bergerie sur la montagne des Coquilles." Tu parlais
toujours ainsi une sorte de langage a la fois feerique et biblique, que
tu avais appris dans tes lectures. Je passai plusieurs jours dans ton
village. J'eus presque envie de t'y laisser, tant cette vie me semblait
heureuse, tant les avantages de la societe ou j'allais te jeter me
parurent miserables et derisoires, aupres de cette existence laborieuse,
saine et tranquille. Mais en t'observant, en faisant de longues
promenades avec toi dans la montagne, et criblant de questions ton
esprit ardent et naif, en commentant scrupuleusement tes reponses
bizarres, parfois eclatantes de bon sens et de raison, souvent folles
comme les idees fantastiques de l'enfance, je m'assurai que tu n'etais
pas faite pour cette vie pastorale, et que rien ne pourrait t'y
attacher. Depuis, dans des douleurs de la vie, tu m'as doucement
reproche de t'avoir tiree de cet engourdissement ou tu aurais vecu
tranquille, pour te lancer dans un monde de souffrances et de
deceptions. Helas! ma pauvre enfant, le mal etait fait avant que je
vinsse, et je ne crois pas qu'il faille meme en accuser les contes de
fees que te pretait la marquise. Ton intelligence avide et penetrante
etait seule coupable, et le germe du desespoir etait cache en toi, dans
le bouton a peine entr'ouvert de l'esperance. Tu n'avais pas la tete
courte et pesante de tes soeurs de lait, et tu n'aurais jamais su, aussi
bien qu'elles, faire le fromage et filer la laine. Je me fis raconter,
par toi et par ta nourrice, les premieres sensations de ta vie. Je sais
comme tu te tourmentais pour deviner de qui tu pouvais etre fille, quand
tu appris qu'Elisabeth n'etait pas ta mere. Tu te tenais alors tout le
jour sur le bord du sentier qui mene a la mer, et lorsque tu voyais
paraitre une voile, tu disais: "Voila maman qui vient me voir avec
une robe blanche." La lecture des feeries joignit a cette continuelle
reverie de ta famille des idees de voyages, de richesse et de
generosite. Tu ne songeais qu'a devenir reine, afin de combler de
largesses tes parents adoptifs. Ces songes dores n'auraient jamais
pu habiter impunement ton cerveau. Ils ne se seraient pas evanouis
tranquillement au jour de la raison, pour faire place aux occupations
d'une vie toute materielle. Le sentiment d'une destinee differente de
celles qui t'entouraient les avait fait naitre; ton coeur les aurait
regrettes avec amertume, ou tu te serais perdue en cherchant a les
reali
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