a certaines parties de ce discours qui ne m'avaient
pas assez frappee d'abord, a ces paroles surtout: "Il semble qu'il
prenne en aversion la figure des gens qui ont recu de lui quelque
chose." Je ne sais pourquoi je me sentis tellement effrayee a cette idee
que j'eus presque envie d'ecrire a Jacques pour rompre avec lui; car
enfin je suis pauvre, et je vais recevoir la fortune de Jacques. Il ne
m'epouse peut-etre que pour me la donner; et quand je serai son obligee
a ce point, le plus leger tort de ma part lui semblera une ingratitude;
il s'imaginera peut-etre que je lui dois plus qu'une autre femme ne doit
a son mari, et il aura peut-etre raison. Pour la premiere fois je me
sens alarmee serieusement de ma position; mon orgueil souffre, et mon
amour encore davantage.
VIII.
DE SYLVIA A JACQUES.
Peut-etre que tu te trompes, Jacques; peut-etre que l'amour seul
t'aveugle et t'entraine, ou que la volonte de faire de cet amour une
chose belle et grande dans ta vie est un reve concu dans le moment meme
ou tu m'as repondu. Je te connais, enthousiaste! autant qu'on peut te
connaitre, car ton ame est un abime au fond duquel tu n'es peut-etre
jamais descendu toi-meme. Peut-etre sous le masque de la force vas-tu
commettre la plus insigne faiblesse. Je sais bien que tu t'en tireras de
quelque maniere etrangement heroique; mais a quoi bon te faire souffrir?
N'as-tu pas assez vecu?
Helas! voici que je te dis le contraire de ce que je t'ai dit d'abord.
Je craignais que tu ne vinsses a enterrer l'eclat de ta vie, et
maintenant il me semble que tu vas chercher ce qu'il y a de plus
difficile et de plus douloureux, pour le plaisir d'exercer tes forces et
de sortir vainqueur d'une lutte plus terrible que les autres. Je ne
peux pas me laisser persuader que ce soit la une chose dont je doive me
rejouir; les plus funestes pressentiments s'attachent a cette nouvelle
phase de ta vie. Pourquoi ta figure pale vient-elle s'asseoir les nuits
a cote de mon lit et reste-t-elle immobile et silencieuse a me regarder
jusqu'au jour? Pourquoi ton spectre erre-t-il avec moi dans les bois
au lever de la lune? Mon ame est habituee a vivre seule, Dieu le veut
ainsi; que vient faire la tienne dans ma solitude? Viens-tu m'avertir de
quelque danger, ou m'annoncer quelque malheur plus epouvantable que tous
ceux auxquels a suffi mon courage? L'autre soir, j'etais assise au pied
de la montagne; le ciel etait voile, et le vent gemissait dans les
arbres;
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