es gardes pour que le grain de sable n'entraine
pas une avalanche. Et pourtant je ne saurais beaucoup me tourmenter; que
peut la prudence humaine contre la main toute-puissante du destin? Tout
ce que je puis tenter et esperer, c'est de ne pas perdre par ma faute le
tresor que Dieu me confie; s'il doit m'etre retire, cette certitude du
moins me consolera, que je n'ai pas merite de le perdre.
Et puis a present, toutes les previsions, toutes les craintes de ce
monde me font un peu sourire. Qu'est-ce qui peut arriver de pis a un
honnete homme? d'etre force de mourir? Qu'est-ce que cela, je te le
demande? Je ne vois pas que la certitude de mourir un jour empeche
personne de jouir de la vie. Pourquoi la crainte du malheur futur
nuirait-elle a mon bonheur present?
Ce n'est pas que l'occasion de souffrir ne se soit deja presentee a moi,
et certainement j'en aurais profite dans ma jeunesse, alors qu'avide
d'une felicite impossible, j'avais l'ambitieuse folie de demander des
cieux sans nuages et des amours sans deplaisirs; ce besoin inconcevable
qui entraine l'homme a exercer sa sensibilite quand elle est toute neuve
et surabondante, n'existe plus chez moi. J'ai appris a me contenter de
ce que je dedaignais, a me soumettre aux contrarietes contre lesquelles
je me serais revolte autrefois. Il m'est impossible de ne pas sentir la
piqure des chagrins journaliers; mon coeur n'est pas encore petrifie,
et je crois au contraire qu'il n'a jamais ete plus veritablement emu.
Heureusement la raison m'a appris a etouffer la legere convulsion
que produit la blessure, a ne pas mettre au jour par un mot, par une
plainte, par un geste, cet embryon de souffrance qui eclot et meurt si
aisement, mais qui se developpe si vite et qui grossit d'une maniere si
effrayante quand on le laisse essayer ses forces et briser sa prison.
Puisse mon ame servir de cercueil a tous ces songes penibles qui la
tourmentent encore! Puisse-je ne pas me trahir par un signe exterieur de
souffrance! Entre amants la douleur est sympathique, et le premier qui
l'eprouve et ne sait pas la receler la communique a l'autre, meme sans
la lui expliquer.
Adieu pour aujourd'hui, ma soeur cherie. A present, nous sommes presque
voisins; j'irai te voir certainement; et, quoi que tu en dises, je
n'abandonne pas le projet de te faire connaitre Fernande et de t'attirer
aupres de nous.
XXI.
DE FERNANDE A CLEMENCE.
Je ne sais pas ce que Jacques a depuis deux jours, il me sem
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