j'etais jeune, je croyais a un etre cree pour
moi. Je le cherchais dans les natures les plus opposees, et quand je
desesperais de le trouver dans l'une, je me hatais de l'esperer dans une
autre. C'est ainsi que j'ai aggrave mes maux et que j'ai souvent connu
le decouragement, Amour romanesque! tourment et chimere des annees
fecondes de la vie!
Ne vous trompez pas sur moi, cependant, Sylvia; je ne suis pas un homme
blase qui se retire des passions pour vivre bourgeoisement avec une
femme simple, gentille et rangee: je suis un homme encore bien jeune de
coeur, qui aime fortement une jeune fille, et qui l'epouse pour deux
raisons: la premiere, parce que c'est l'unique moyen da la posseder; la
seconde, parce que c'est l'unique moyen de l'arracher des mains d'une
mechante mere, et de lui procurer une vie honorable et independante.
Vous voyez que c'est un mariage d'amour; je ne m'en defends pas. Si
cette determination entrainait tous les maux que vous craignez, ce qu'il
y a de vieux en moi, l'esprit et la volonte, aurait pris le dessus,
et j'aurais fui avant de m'abandonner a mon coeur; mais ces maux sont
imaginaires, Sylvia, et je vais te le prouver.
Je n'ai pas change d'avis, je ne me suis pas reconcilie avec la
societe, et le mariage est toujours, selon moi, une des plus barbares
institutions qu'elle ait ebauchees. Je ne doute pas qu'il ne soit aboli,
si l'espece humaine fait quelque progres vers la justice et la raison;
un lien plus humain et non moins sacre remplacera celui-la, et saura
assurer l'existence des enfants qui naitront d'un homme et d'une femme,
sans enchainer a jamais la liberte de l'un et de l'autre. Mais les
hommes sont trop grossiers et les femmes trop laches pour demander
une loi plus noble que la loi de fer qui les regit: a des etres sans
conscience et sans vertu, il faut de lourdes chaine. Les ameliorations
que revent quelques esprits genereux sont impossibles a realiser dans ce
siecle-ci; ces esprits-la oublient qu'ils sont de cent ans en avant
de leurs contemporains, et qu'avant de changer la loi il faut changer
l'homme.
Quand on est de ceux-la, quand on se sent moins brute et moins feroce
que la societe ou l'on est condamne a vivre et a mourir, il faut ou
lutter corps a corps avec elle, ou s'en retirer tout a fait. J'ai fait
l'un, je veux faire l'autre. J'ai vecu seul, meprisant l'activite
d'autrui, et me lavant les mains devant Dieu des impuretes de la race
humaine; a present je veux vivre de
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