ue son caractere renferme mille particularites qu'il me
faudra bien du temps pour connaitre et peut-etre pour comprendre. Je te
les raconterai jour par jour, afin que tu m'aides a en bien juger; car
tu as bien plus de penetration et d'experience que moi. En attendant, je
veux t'en dire quelques-unes.
Il a certaines aversions et certaines affections qui lui viennent
subitement et d'une maniere tantot brutale, tantot romanesque, a la
premiere vue. Je sais bien que tout le monde est ainsi, mais personne
ne s'abandonne a ses impressions avec l'aveuglement ou l'obstination de
Jacques. Quand il a recu de la premiere vue une impression assez forte
pour porter un jugement, il pretend qu'il ne le retracte jamais. Je
crains que ce ne soit la une idee fausse et la source de bien des
erreurs et peut-etre de quelques injustices. Je te dirai meme que je
crains qu'il n'ait porte un jugement de ce genre sur ma mere. Il est
certain qu'il ne l'aime pas et qu'elle lui a deplu des le premier jour;
il ne me l'a pas dit, mais je l'ai vu. Lorsque M. Borel le tira de sa
meditation et de son nuage de tabac pour nous le presenter, il vint
comme malgre lui, et nous salua avec une froideur glaciale. Ma mere, qui
a les manieres hautes et froides, comme tu sais, fut extraordinairement
aimable avec lui. "Permettez-moi de vous prendre la main, lui dit-elle;
j'ai beaucoup connu monsieur votre pere, et vous quand vous etiez
enfant.--Je le sais, Madame," repondit Jacques sechement et sans avancer
sa main vers celle de ma mere. Je crois qu'elle dut s'en apercevoir, car
cela etait tres-visible; mais elle est trop prudente et trop habile pour
avoir jamais une attitude gauche. Elle feignit de prendre la repugnance
de M. Jacques pour de la timidite, et elle insista en lui disant:
"Donnez-moi donc la main; je suis pour vous une ancienne amie.--Je m'en
souviens bien, Madame," repondit-il d'un ton encore plus etrange; et il
serra la main de ma mere d'une maniere presque convulsive. Cette maniere
fut si singuliere que les Borel se regarderent d'un air etonne, et que
ma mere, qui n'est pourtant pas facile a deconcerter, retomba sur sa
chaise plutot qu'elle ne se rassit, et devint pale comme la mort. Un
instant apres, Jacques retourna dans le jardin, et ma mere me fit
chanter une romance dont parlait Eugenie. Jacques m'a dit depuis
qu'il m'avait ecoutee sous la fenetre, et que ma voix lui avait ete
sur-le-champ tellement sympathique qu'il etait rentre pour me regar
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