XXIV.
DE JACQUES A SYLVIA.
Je ne sais auquel des deux le pied a manque, mais le grain de sable est
tombe. J'ai fait bonne garde, je me suis devoue de tout mon pouvoir a
prevenir cet accident; mais la surface du lac est troublee. D'ou est
venu le mal? On ne le sait jamais; on s'en apercoit quand il existe.
Je le contemple avec tristesse et sans decouragement. Il n'y a pas de
remede a ce qui est arrive; mais on peut mettre une digue a l'avalanche
et l'arreter en chemin.
Cette digue, ce sera ma patience. Il faut qu'elle s'oppose avec douceur
aux exces de sensibilite d'une ame trop jeune. J'ai su mettre ce rempart
entre moi et les caracteres les plus fougueux; ce ne sera pas une tache
bien difficile que d'apaiser une enfant si simple et si bonne. Elle a
une vertu qui nous sauvera l'un et l'autre, la loyaute. Son ame est
jalouse; mais son caractere est noble, et le soupcon ne saurait le
fletrir. Elle est ingenieuse a se tourmenter de ce qu'elle ne sait
pas, mais elle croit aveuglement a ce que je lui dis. Me preserve Dieu
d'abuser de cette sainte confiance et de demeriter par le plus leger
mensonge! Quand je ne puis pas lui donner l'explication satisfaisante,
j'aime mieux ne lui en donner aucune; c'est la faire souffrir un peu
plus longtemps, mais que faire? Un autre descendrait peut-etre a ces
faciles artifices qui raccommodent tant bien que mal les querelles
d'amour; cela me parait lache, et je n'y consentirai jamais. L'autre
jour, il s'est passe entre elle et moi une petite tracasserie assez
douloureuse, et tres-delicate pour tous deux. Elle se mit a chanter une
romance que j'ai entendu chanter pour la premiere fois a la premiere
femme que j'ai aimee. C'etait un amour bien romanesque, bien ideal,
une espece de reve qui ne s'est jamais realise, grace peut-etre a ma
timidite et au respect enthousiaste que je professais pour une femme
tres-semblable aux autres, a ce qu'il m'a semble depuis. Certes, ni
cette femme, ni l'amour que j'eus pour elle, ne sont de nature a causer
raisonnablement de l'ombrage a Fernande; ce fut pourtant la cause
d'un nuage qui a passe sur notre bonheur. J'eus un plaisir tres-vif a
entendre ce chant melodieux et simple qui me rappelait les illusions et
les songes riants de ma premiere jeunesse. Il me retracait toute une
fantasmagorie de souvenirs: je crus revoir le pays ou j'avais aime pour
la premiere fois, les bois ou j'avais reve si follement, les jardins
ou je me promenais en faisant
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