VI
"Leur destinee voulait sans doute qu'ils fussent opprimes par les hommes
ou par les evenements partout ou ils se planteraient." dit un auteur en
parlant des heros de son livre. Il en est ainsi de la plupart des hommes.
Il en est ainsi de tous ceux qui n'ont pas appris a separer leur destinee
exterieure de leur destinee morale. Ils sont semblables au petit ruisseau
aveugle que je contemplais un matin, du haut d'une colline. Tatonnant, se
debattant, trebuchant et chancelant sans cesse au fond d'une vallee
obscure, il cherchait sa route vers le grand lac qui dormait de l'autre
cote de la foret, dans la paix de l'aurore. Ici, c'etait un quartier de
basalte qui l'obligeait a quatre longs detours, la-bas, les racines d'un
vieil arbre, plus loin encore, le simple souvenir d'un obstacle a jamais
disparu le faisait remonter vers sa source en bouillonnant en vain, et
l'eloignait indefiniment de son but et de son bonheur. Mais, dans une autre
direction, et presque perpendiculairement au ruisseau affole, malheureux,
inutile, une force superieure aux forces instinctives avait trace a travers
la campagne, a travers les pierres ecroulees, a travers la foret
obeissante, une sorte de long canal, ferme, verdoyant, insoucieux,
pacifique, allant sans hesiter, de son pas calme et clair, des profondeurs
d'une autre source cachee a l'horizon, vers le meme lac lumineux et
tranquille. Et j'avais a mes pieds l'image des deux grandes destinees qui
sont offertes a l'homme.
VII
A cote de ceux qui sont opprimes par les hommes et par les evenements, il
y a en effet d'autres etres en qui se trouve une sorte de force interieure
a laquelle se soumettent non seulement les hommes, mais meme les
evenements, qui les entourent. Ils ont conscience de cette force; et cette
force n'est d'ailleurs autre chose qu'un sentiment de soi-meme qui a su
s'etendre au dela des bornes de la conscience habituelle aux hommes.
On n'est chez soi, on n'est a l'abri des caprices du hasard, on n'est
heureux et fort que dans l'enceinte de sa conscience. Au reste, ces choses
ont ete dites trop souvent pour que nous nous y arretions, si ce n'est pour
fixer notre point de depart. Un etre ne grandit que dans la mesure ou il
augmente sa conscience, et sa conscience augmente a mesure qu'il grandit.
Il y a ici d'admirables echanges; et de meme que l'amour est insatiable
d'amour, toute conscience est insatiable d'extension, d'elevation morale,
et toute elevatio
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