la pleine possession de tout ce qu'il a desire. C'est du
sommet d'un bonheur permanent qu'on voit le mieux les desirs de ce coeur
qui semble ne pouvoir se nourrir que de crainte ou d'espoir, et qui a tant
de mal a se nourrir de ce qu'il a, alors meme qu'il a tout.
On voit souvent des etres forts et pleins de prudence morale, vaincus par
le bonheur. N'y trouvant pas tout ce qu'ils y cherchaient, ils ne le
defendent ni ne le retiennent avec l'energie qu'il faudrait toujours
deployer dans la vie. Ah! qu'il faut etre sage, pour ne plus s'etonner que
le bonheur apporte aussi de la tristesse, et pour que cette tristesse ne
nous incline pas a croire que nous ne possedons pas encore le bonheur
veritable! Ce qu'on trouve de meilleur dans le bonheur, c'est la certitude
qu'il n'est pas une chose qui enivre, mais qui fait reflechir. Il est plus
accessible et il devient moins rare, une fois qu'on a appris que le seul
don qu'il laisse a l'ame qui sait en profiter; c'est un elargissement de
conscience qu'elle n'aurait point trouve ailleurs. Il est plus important
pour l'ame humaine de savoir la valeur d'un bonheur que d'en jouir. Il est
necessaire de savoir bien des choses pour aimer longtemps le bonheur; il
est indispensable d'en savoir bien davantage pour reconnaitre qu'au sein
d'un bonheur sans orage la partie fixe et stable de toute felicite se
trouve uniquement dans cette force, qui, tout au fond de notre conscience,
pourrait nous rendre heureux au sein du malheur meme. Vous ne pouvez vous
dire heureux que lorsque le bonheur vous a aide a gravir des hauteurs d'ou
vous pouvez le perdre de vue, sans perdre en meme temps votre desir de
vivre.
LVIII
On trouve des penseurs profonds et pleins du sentiment auguste de
l'infini, de l'eternel et de l'universel; on trouve des penseurs comme
Pascal, Hello, Schopenhauer, qui ne paraissent guere heureux. Mais on se
tromperait etrangement si l'on s'imaginait que l'expression d'une detresse
generale suppose toujours un grand desespoir personnel. L'horizon du
malheur, contemple du haut d'une pensee qui n'est plus instinctive,
egoiste, mediocre, ne differe pas sensiblement de l'horizon du bonheur,
contemple du haut d'une pensee de la meme nature, mais d'une autre origine.
Peu importe, apres tout, que les nuages qui s'agitent la-bas, aux confins
de la plaine, soient tragiques ou charmants; ce qui apaise le voyageur,
c'est d'avoir atteint un endroit eleve, d'ou il decouvre enfin un espac
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