la souffrance. Job nous eut dit: "Dieu a donne,
Dieu a repris, que son saint nom soit beni", et Marc-Aurele peut-etre: "
S'il ne m'est plus permis d'aimer ceux que j'aimais par-dessus tout, c'est
sans doute pour m'apprendre a aimer ceux que je n'aimais pas encore."
XLIII
Et ne croyons pas qu'ils se consolent ainsi a l'aide de mots vides et que
toutes ces paroles cachent mal une blessure d'autant plus douloureuse
qu'ils la voudraient cacher. D'abord, mieux vaut encore se consoler a
l'aide de mots vides que de ne pas se consoler du tout. Et puis, s'il faut
admettre que tout cela ne soit qu'illusion, il est juste d'admettre, en
meme temps, que l'illusion est la seule chose que puisse posseder une ame,
et au nom de quelle autre illusion nous arrogerions-nous le droit de
dedaigner une illusion?
Certes, lorsque les grands sages dont je viens de parler rentreront vers le
soir dans leur maison deserte, et chercheront a leur foyer les sieges ou
leurs enfants ne viendront plus s'asseoir, ils connaitront une partie de la
souffrance que connaissent entierement ceux en qui cette souffrance
n'apporte pas une seule pensee noble. Car c'est faire tort a une belle
pensee, a un beau sentiment que de leur attribuer une vertu qu'ils n'ont
pas. Il y a des larmes exterieures qu'ils ne peuvent essuyer et des heures
sacrees ou la sagesse ne console pas encore. Mais, disons-le une derniere
fois, ce n'est pas la souffrance qu'il s'agit d'eviter, puisqu'elle sera
toujours inevitable. Il s'agit de choisir ce que la souffrance nous
apporte. Pretendra-t-on que ce choix que l'oeil ne saurait voir est en
realite une bien petite chose, qui ne peut effacer une douleur dont la
cause est sans cesse sous les yeux? Toutes nos joies morales, qui sont bien
plus profondes que toutes nos joies physiques ou intellectuelles, ne
sont-elles pas faites de petites choses de ce genre? Si nous le traduisons
par des mots, le sentiment qui pousse le heros a bien faire semble peu de
chose, en effet. C'etait une petite chose aussi que l'idee que Caton le
Jeune s'etait faite du devoir, si nous la comparons au trouble immense d'un
empire et a la mort sanglante qu'elle entraina; et cependant, n'est-elle
pas plus grande que ces troubles, et ne domine-t-elle pas cette mort meme
qu'elle a causee? Aujourd'hui encore, n'est-ce pas Caton qui a raison; et
quelle vie, grace a cette idee, que la raison humaine ne peut peser en ses
balances, tant elle semble etrangere a la r
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