e autre chose
que la sagesse et la justice memes. Et puis, de quel droit tassons-nous
ainsi une existence tout entiere dans l'instant de la mort? Pourquoi me
dites-vous que la sagesse ou la vertu d'Antigone et de Socrate les rendit
malheureux parce que leur fin fut malheureuse? La mort occupe-t-elle dans
la vie un point plus vaste que la naissance? Et cependant vous ne tenez pas
compte de la naissance quand vous pesez la destinee du sage. Ce qui nous
rend heureux ou malheureux, c'est ce que nous faisons entre la naissance et
la mort; ce n'est pas dans sa mort, mais dans les jours et les annees qui
la precedent que se trouve le bonheur ou le malheur d'un etre et son
veritable destin.
Nous raisonnons un peu comme si le sage dont l'histoire nous a appris la
mort affreuse eut passe son existence a prevoir la fin douloureuse que sa
sagesse lui preparait. Mais en realite le sage est bien moins inquiete que
le mechant par l'idee de la mort. Socrate n'a pas a craindre comme Macbeth
que tout finisse mal. Et si tout finit mal, c'est contre toute attente, et
il n'a pas use sa vie a la mourir d'avance comme le Thane de Cawdor. Mais
trop souvent au fond de nos pensees il semble qu'une blessure qui saigne
quelques heures aneantisse la paix d'une existence entiere.
LI
Je ne dis pas que le destin soit juste, qu'il recompense les bons et
punisse les mechants. Quelle ame pourrait encore se dire bonne si la
recompense etait sure? Mais nous sommes bien plus injustes que le destin
lui-meme lorsque nous le jugeons. Nous ne voyons que le malheur du sage,
car nous savons tous ce que c'est que le malheur; mais nous ne voyons pas
son bonheur, car il faut etre exactement aussi sage que le sage et aussi
juste que le juste dont on pese le destin pour connaitre leur bonheur.
Lorsqu'un homme a l'ame basse tente de mesurer le bonheur d'un grand sage,
ce bonheur fuit comme l'eau entre ses doigts; mais dans la main d'un autre
sage, il devient aussi ferme, aussi brillant que l'or. On n'a que le
bonheur qu'on peut comprendre. Il arrive souvent que le malheur du sage
ressemble au malheur d'un autre homme, mais son bonheur n'a aucun rapport
avec ce qu'appelle bonheur celui qui n'est pas sage. Il y a bien plus de
terres inconnues dans le bonheur qu'il n'y a en a dans le malheur. Le
malheur a toujours la meme voix, mais le bonheur fait moins de bruit a
mesure qu'il devient plus profond.
Quand nous mettons le malheur dans un plateau de la bala
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