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beaucoup plus facile de mourir moralement et meme physiquement pour les
autres, que d'apprendre a vivre pour eux. Trop d'etres endorment ainsi
toute initiative, toute existence personnelle dans l'idee qu'ils sont
toujours prets a se sacrifier. Une conscience qui ne va pas au dela de
l'idee du sacrifice et qui se croit en regle avec soi, parce qu'elle
cherche sans cesse l'occasion de donner ce qu'elle a, est une conscience
qui a ferme les yeux et qui s'est assoupie au pied de la montagne. Il est
beau de se donner, et c'est d'ailleurs a force de se donner qu'on finit par
se posseder quelque peu; mais c'est se preparer a donner peu de chose que
de n'avoir a donner a ses freres que le desir de se donner. Avant donc que
de donner, essayons d'acquerir; et ne croyons pas qu'en donnant nous soyons
dispenses du devoir d'acquerir. Attendons l'heure du sacrifice en
travaillant a autre chose. Elle finit toujours par sonner; mais ne perdons
pas notre temps a la chercher sans cesse au cadran de la vie.
LXVI
Il y a sacrifice et sacrifice; et je ne parle pas ici du sacrifice des
forts qui savent, comme Antigone, renoncer a eux-memes, quand le destin,
prenant la forme du bonheur evident de leurs freres, leur ordonne
d'abandonner leur bonheur et leur vie. Je parle ici du sacrifice des
faibles, du sacrifice qui se replie sur son inanite avec une satisfaction
puerile, du sacrifice qui se contente de nous bercer, comme une nourrice
aveugle, dans les bras amaigris du renoncement et de la souffrance
gratuite. Ecoutons ce que nous dit a ce sujet un penseur excellent de ce
temps, John Ruskin: "La volonte de Dieu est que nous vivions par le
bonheur et la vie de nos freres et non par leur misere et par leur mort. Il
se peut qu'un enfant doive mourir pour ses parents, mais le dessein du ciel
est qu'il vive pour eux. Ce n'est pas par le sacrifice, mais par sa force,
sa joie, la puissance de sa vie, qu'il leur sera un renouvellement de
vigueur et comme la fleche dans la main du geant." Il en est de meme dans
toutes les autres relations veritables. Les hommes s'entr'aident par leurs
joies et non par leurs tristesses. Ils ne sont pas crees afin de se tuer
l'un pour l'autre, mais afin de se fortifier l'un par l'autre. Et parmi
maintes choses tres belles, qu'un usage errone a rendues tres mauvaises, je
ne sais si certain esprit de sacrifice inconscient et trop doux ne doit
etre compte parmi les plus fatales. On a si bien appris a quelq
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