'ai une bonne maison dans un village ou je vais te conduire. Le pays
est malheureux, mais les habitants ne le sont pas. Nous sommes tous
mendiants et infirmes, ou soi-disant tels, et chacun fait sa tournee
dans un endroit ou les autres sont convenus de ne pas aller ce
jour-la. Comme ca, chacun fait ses affaires comme il veut; mais
personne ne les fait aussi bien que moi, car je m'entends mieux que
personne a paraitre incapable de gagner ma vie."
--Le fait est, repondit Emmi, que jamais je ne vous aurais crue
capable de parler comme vous faites.
--Oui, oui, reprit la Catiche en riant, tu as voulu m'attraper et
m'effrayer en descendant de ton arbre, coiffe en loup-garou, pour
avoir du pain. Moi, je faisais semblant d'avoir peur, mais je le
reconnaissais bien et je me disais: "Voila un pauvre gars qui viendra
quelque jour a _Oursines-les-Bois_, et qui sera bien content de manger
ma soupe."
En devisant ainsi, Emmi et la Galiche arriverent a Oursines-les-Bois;
c'etait le nom de l'endroit ou demeurait la fausse idiote et qu'Emmi
avait deja vu.
Il n'y avait pas une ame dans ce triste hameau. Les animaux paissaient
ca et la, sans etre gardes, sur une lande fertile en chardons, qui
etait toute la propriete communale des habitants. Une malproprete
revoltante dans les chemins boueux qui servaient de rues, une odeur
infecte s'exhalant de toutes les maisons, du linge dechire sechant sur
des buissons souilles par la volaille, des toits de chaume pourri, ou
poussaient des orties, un air d'abandon cynique, de pauvrete simulee
ou volontaire, c'etait de quoi soulever de degout le coeur d'Emmi,
habitue aux verdures vierges et aux bonnes senteurs de la foret. Il
suivit pourtant la vieille Catiche, qui le fit entrer dans sa hutte de
terre battue, plus semblable a une etable a porcs qu'a une habitation.
L'interieur etait tout different: les murs etaient garnis de
paillassons, et le lit avait matelas et couvertures de bonne laine.
Une quantite de provisions de toute sorte: ble, lard, legumes et
fruits, tonnes de vin et meme bouteilles cachetees. Il y avait de
tout, et, dans l'arriere-cour, l'epinette etait remplie de grasses
volailles et de canards gorges de pain et de son.
--Tu vois, dit la Catiche a Emmi, que je suis autrement riche que ta
tante; elle me fait l'aumone toutes les semaines, et, si je voulais,
je porterais de meilleurs habits que les siens. Veux-tu voir mes
armoires? Rentrons, et, comme tu dois avoir faim, je vas te
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