jours de mon meilleur ami. Je pris en degout les
honneurs hypocrites qui m'etaient encore rendus pour la forme, je
recus les visites officielles avec humeur, je chassai les bayaderes et
les musiciens qui troublaient le faible et penible sommeil de mon ami.
Je me privai le plus possible de dormir pour veiller sur lui.
"J'avais le pressentiment d'un nouveau malheur, et dans cette
surexcitation du sentiment je subis un phenomene douloureux, celui de
retrouver la memoire de mes jeunes annees. Je revis dans mes reves
troubles l'image longtemps effacee de ma mere assassinee en me
couvrant de son corps perce de fleches. Je revis aussi mon desert, mes
arbres splendides, mon fleuve Tenasserim, ma montagne d'Ophir, et ma
vaste mer etincelante a l'horizon. La nostalgie s'empara de moi et une
idee fixe, l'idee de fuir, domina imperieusement mes reveries. Mais je
voulais fuir avec Aor, et le pauvre Aor, couche sur le flanc, pouvait
a peine se soulever pour baiser mon front penche vers lui.
"Une nuit, malade moi-meme, epuise de veilles et succombant a la
fatigue, je dormis profondement durant quelques heures. A mon reveil,
je ne vis plus Aor sur sa couche et je l'appelai en vain. Eperdu, je
sortis dans le jardin, je cherchai au bord de l'etang. Mon odorat
me fit savoir qu'Aor n'etait point la et qu'il n'y etait pas venu
recemment. Grace a la negligence qui avait gagne mes serviteurs, je
pus ouvrir moi-meme les portes de l'enclos et sortir des palissades.
Alors, je sentis le voisinage de mon ami et m'elancai dans un bois de
tamarins qui tapissait la colline. A une courte distance, j'entendis
un cri plaintif et je me precipitai dans un fourre ou je vis Aor lie a
un arbre et entoure de scelerats prets a le frapper. D'un bond, je
les renversai tous, je les foulai aux pieds sans pitie. Je rompis les
liens qui retenaient Aor, je le saisis delicatement, je l'aidai a se
placer sur mon cou, et, prenant l'allure rapide et silencieuse de
l'elephant en fuite, je m'enfoncai au hasard dans les forets.
"A cette epoque, la partie de l'Inde ou nous nous trouvions offrait le
contraste heurte des civilisations luxueuses a deux pas des deserts
inexplorables. J'eus donc bientot gagne les solitudes sauvages des
monts Karens, et, quand, a bout de forces, je me couchai sur les bords
d'un fleuve plus direct et plus rapide que l'Iraouaddy, nous etions
deja a trente lieues de la ville birmane. Aor me dit:
--Ou allons-nous? Ah! je le vois dans tes regar
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