a la vie; mais j'etais idiote,
sourde, et ne pouvant presque plus parler. Il m'a gardee par charite,
et, comme il n'etait pas riche, le cure de l'endroit a fait des quetes
pour moi, et les dames m'ont apporte des habits, du vin, des douceurs,
tout ce qu'il me fallait. Je commencais a me porter mieux, j'etais si
bien soignee! Je mangeais de la bonne viande, je buvais du bon vin
sucre, j'avais l'hiver du feu dans ma chambre, j'etais comme une
princesse, et le medecin etait content. Il disait:
"--La voila qui entend ce qu'on lui dit. Elle retrouve les mots pour
parler. Dans deux ou trois mois d'ici, elle pourra travailler et
gagner honnetement sa vie.
"Et toutes les belles dames se disputaient a qui me prendrait chez
elle.
"Je ne fus donc pas embarrassee pour trouver une place aussitot que je
fus guerie; mais je n'avais pas le gout du travail, et on ne fut pas
content de moi. J'aurais voulu etre fille de chambre, mais je ne
savais ni coudre ni coiffer; on me faisait tirer de l'eau au puits et
plumer la volaille, cela m'ennuyait. Je quittai l'endroit, croyant
etre mieux ailleurs. Ce fut encore pire, on me traitait de malpropre
et de paresseuse. Mon vieux medecin etait mort. On me chassa de maison
en maison, et, apres avoir ete l'enfant cheri de tout le monde, je
dus quitter le pays comme j'y etais venue, en mendiant mon pain; mais
j'etais plus miserable qu'auparavant. J'avais pris le gout d'etre
heureuse, et on me donnait si peu, que j'avais a peine de quoi manger.
On me trouvait trop grande et de trop bonne mine pour mendier. On me
disait:
"--Va travailler, grande faineante! c'est une honte a ton age de
courir les chemins quand on peut epierrer les champs a six sous par
jour.
"Alors, je fis la boiteuse pour donner a croire que je ne pouvais
pas travailler; on trouva que j'etais encore trop forte pour ne rien
faire, et je dus me rappeler le temps ou tout le monde avait pitie de
moi, parce que j'etais idiote. Je sus retrouver l'air que j'avais dans
ce temps-la, mon habitude de ricaner au lieu de parler, et je fis
si bien mon personnage, que les sous et les miches recommencerent a
pleuvoir dans ma besace. C'est comme cela que je cours depuis une
quarantaine d'annees, sans jamais essuyer de refus. Ceux qui ne
peuvent me donner d'argent me donnent du fromage, des fruits et du
pain plus que je n'en peux porter. Avec ce que j'ai de trop pour moi,
j'eleve des poulets que j'envoie au marche et qui me rapportent gros.
J
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