t serait tente de
m'emmener pour me vendre apres l'avoir tue. Nous habitions alors la
province de Tenasserim, dans la partie la plus deserte des monts
Moghs, en face de l'archipel de Merghi. Nous demeurions caches tout le
jour dans les rochers, et nous ne sortions que la nuit. Aor montait
sur mon cou et me conduisait au bain sans crainte des alligators et
des crocodiles, dont je savais le preserver en enterrant nonchalamment
dans le sable leur tete, qui se brisait sous mon pied. Apres le bain,
nous errions dans les hautes forets, ou je choisissais les branches
dont j'etais friand et ou je cueillais pour Aor des fruits que je lui
passais avec ma trompe. Je faisais aussi ma provision de verdure pour
la journee. J'aimais surtout les ecorces fraiches et j'avais une
adresse merveilleuse pour les detacher de la tige jusqu'au plus petit
brin; mais il me fallait du temps pour depouiller ainsi le bois, et
je m'approvisionnais de branches pour les loisirs de la journee, en
prevision des heures ou je ne dormais pas, heures assez courtes,
je dois le dire; l'elephant livre a lui-meme est noctambule de
preference.
"Mon existence etait douce et tout absorbee dans le present, je ne me
representais pas l'avenir. Je commencai a reflechir sur moi-meme un
jour que les hommes de la tribu amenerent dans mon parc de bambous une
troupe d'elephants sauvages qu'ils avaient chasses aux flambeaux
avec un grand bruit de tambours et de cymbales pour les forcer a
se refugier dans ce piege. On y avait amene d'avance des elephants
apprivoises qui devaient aider les chasseurs a dompter les captifs, et
qui les aiderent en effet avec une intelligence extraordinaire a lier
les quatre jambes l'une apres l'autre; mais quelques males sauvages,
les solitaires surtout, etaient si furieux, qu'on crut devoir
m'adjoindre aux chasseurs pour en venir a bout. On forca mon cher Aor
a me monter, et il essaya d'obeir, bien qu'avec une vive repugnance.
Je sentis alors le sentiment du juste se reveler a moi, et j'eus
horreur de ce que l'on pretendait me faire faire. Ces elephants
sauvages etaient sinon mes egaux, du moins mes semblables; les
elephants soumis qui aidaient a consommer l'esclavage de leurs freres
me parurent tout a fait inferieurs a eux et a moi. Saisi de mepris et
d'indignation, je m'attaquai a eux seuls et me portai a la defense des
prisonniers si energiquement, que l'on dut renoncer a m'avilir. On me
fit sortir du parc, et mon cher Aor me combla d'eloge
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