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umeur. Il allait en s'affaiblissant; c'est avec difficulte qu'il
montait notre escalier, avec une plus grande encore qu'il le descendait.
Bien qu'appuye a la rampe il trebuchait souvent, et je crois qu'il
serait reste chez lui s'il n'avait pas craint de perdre entierement
l'habitude, la possibilite de sortir, lui l'"homme a barbiche" que
j'avais connu alerte, il n'y avait pas si longtemps. Il n'y voyait plus
goutte, et sa parole meme s'embarrassait souvent.
Mais en meme temps, tout au contraire, la somme de ses oeuvres, connues
seulement des lettres a l'epoque ou Mme Swann patronnait leurs timides
efforts de dissemination, maintenant grandies et fortes aux yeux de
tous, avait pris dans le grand public une extraordinaire puissance
d'expansion. Sans doute il arrive que c'est apres sa mort seulement
qu'un ecrivain devient celebre. Mais c'etait en vie encore et durant son
lent acheminement vers la mort non encore atteinte, qu'il assistait a
celui de ses oeuvres vers la Renommee. Un auteur mort est du moins
illustre sans fatigue. Le rayonnement de son nom s'arrete a la pierre de
sa tombe. Dans la surdite du sommeil eternel, il n'est pas importune par
la Gloire. Mais pour Bergotte l'antithese n'etait pas entierement
achevee. Il existait encore assez pour souffrir du tumulte. Il remuait
encore, bien que peniblement, tandis que ses oeuvres, bondissantes,
comme des filles qu'on aime mais dont l'impetueuse jeunesse et les
bruyants plaisirs vous fatiguent, entrainaient chaque jour jusqu'au pied
de son lit des admirateurs nouveaux.
Les visites qu'il nous faisait maintenant venaient pour moi quelques
annees trop tard, car je ne l'admirais plus autant. Ce qui n'est pas en
contradiction avec ce grandissement de sa renommee. Une oeuvre est
rarement tout a fait comprise et victorieuse, sans que celle d'un autre
ecrivain, obscure encore, n'ait commence, aupres de quelques esprits
plus difficiles, de substituer un nouveau culte a celui qui a presque
fini de s'imposer. Dans les livres de Bergotte, que je relisais souvent,
ses phrases etaient aussi claires devant mes yeux que mes propres idees,
les meubles dans ma chambre et les voitures dans la rue. Toutes choses
s'y voyaient aisement, sinon telles qu'on les avait toujours vues, du
moins telles qu'on avait l'habitude de les voir maintenant. Or un nouvel
ecrivain avait commence a publier des oeuvres ou les rapports entre les
choses etaient si differents de ceux qui les liaient pour moi qu
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