--Comment, deja la lampe? Mon Dieu que cette lumiere est vive!
Mon but etait sans doute par la seconde de ces phrases de dissimuler
mon trouble, par la premiere d'excuser mon retard. Francoise repondit
avec une ambiguite cruelle:
--Faut-il que j'eteinde?
--Teigne? glissa a mon oreille Albertine, me laissant charme par la
vivacite familiere avec laquelle, me prenant a la fois pour maitre et
pour complice, elle insinua cette affirmation psychologique dans le ton
interrogatif d'une question grammaticale.
Quand Francoise fut sortie de la chambre et Albertine rassise sur mon
lit:
--Savez-vous ce dont j'ai peur, lui dis-je, c'est que si nous continuons
comme cela, je ne puisse pas m'empecher de vous embrasser.
--Ce serait un beau malheur.
Je n'obeis pas tout de suite a cette invitation, un autre l'eut meme pu
trouver superflue, car Albertine avait une prononciation si charnelle et
si douce que, rien qu'en vous parlant, elle semblait vous embrasser. Une
parole d'elle etait une faveur, et sa conversation vous couvrait de
baisers. Et pourtant elle m'etait bien agreable, cette invitation. Elle
me l'eut ete meme d'une autre jolie fille du meme age; mais qu'Albertine
me fut maintenant si facile, cela me causait plus que du plaisir, une
confrontation d'images empreintes de beaute. Je me rappelais Albertine
d'abord devant la plage, presque peinte sur le fond de la mer, n'ayant
pas pour moi une existence plus reelle que ces visions de theatre, ou on
ne sait pas si on a affaire a l'actrice qui est censee apparaitre, a une
figurante qui la double a ce moment-la, ou a une simple projection. Puis
la femme vraie s'etait detachee du faisceau lumineux, elle etait venue a
moi, mais simplement pour que je pusse m'apercevoir qu'elle n'avait
nullement, dans le monde reel, cette facilite amoureuse qu'on lui
supposait empreinte dans le tableau magique. J'avais appris qu'il
n'etait pas possible de la toucher, de l'embrasser, qu'on pouvait
seulement causer avec elle, que pour moi elle n'etait pas plus une femme
que des raisins de jade, decoration incomestible des tables d'autrefois,
ne sont des raisins. Et voici que dans un troisieme plan elle
m'apparaissait, reelle comme dans la seconde connaissance que j'avais
eue d'elle, mais facile comme dans la premiere; facile, et d'autant plus
delicieusement que j'avais cru si longtemps qu'elle ne l'etait pas. Mon
surplus de science sur la vie (sur la vie moins unie, moins simple que
je ne l'av
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