peau et lui-meme par-dessus le marche,
il repondit: "Jeune homme, je n'ai point de mets digne de toi; mais
si tu peux t'accommoder de lait de brebis, je vais t'en chercher."
Kourroglou dit: "Dans ce desert une goutte de lait vaut le monde entier:
vas-en chercher, et me l'apporte." Le berger etait d'une haute stature
et taille carrement; il tenait dans sa main une enorme massue, dont la
tete etait armee de clous, de vieux fers de lance, de fers de chevaux
casses et de tout ce qu'il avait pu se procurer de tranchant; elle
pesait un men et demi[6]; une courroie, passee dans un trou, la
suspendait a son poignet. Le berger leva la massue: et, a ce signal,
toutes les brebis se reunirent autour de lui. Il avait aussi avec lui
une ecuelle de bois que les Kurdes appellent _moudah_ et qui pouvait
contenir trois mena de lait[7]. L'ayant rempli jusqu'aux bords, il la
mit devant Kourroglou, et lui donna une grande cuiller de bois pour
qu'il put manger, Kourroglou en eut a peine bu quelques cuillerees
qu'il se sentit tres-faible, et dit: "Berger, n'as-tu pas une croute de
pain?--J'en ai, dit le berger; mais il n'est pas un fils d'homme qui
puisse le manger." Kourroglou reprit: "Il porte un nom mangeable; et
pour peu qu'il soit moins dur que la pierre, donne-le-moi." Le berger
dit: "C'est du pain fait d'orge et de millet; je l'ai petri pour mes
chiens." Kourroglou dit: "N'importe, apporte-le tel qu'il est." Le
berger repliqua: "Le soleil l'a seche; il est devenu tout a fait dur et
moisi: tu te rompras les dents." Kourroglou dit: "Ne, crains rien, mon
garcon, et donne-le-moi promptement." Un sac de peau etait suspendu au
dos du berger; il l'en ota, et le mit devant Kourroglou. Ce dernier
etait si prodigieusement affame, qu'il plongea ses deux mains dans le
sac, et, arrachant tout ce qui se trouvait sous sa main, le rompit en
morceaux, et le jeta dans le lait. Le berger le regardait faire; et
voyant que son hote, qui avait deja prepare de la nourriture pour quinze
personnes n'interrompait pas sa besogne, il se dit a lui-meme: "La faim
l'a rendu fou; car assurement nul fils d'Adam ne pourrait avaler tout
cela; quand il aura mange cinq ou six cuillerees, il jettera le reste;
avec ce qu'il a apprete pour lui, je pourrais nourrir une semaine
entiere, toute la meute de chiens qui gardent mon troupeau." Pendant ce
temps, Kourroglou emiettait le pain, et en remplissait l'ecuelle. A la
fin, enfoncant la cuiller, qui resta, sans remuer, dans la po
|