enorme
souper, riz, beurre, epices et viandes en abondance, le tout dans un
grand bassin, que la vieille n'eut pas la force d'apporter quand il fut
rempli et pret a servir. Kourroglou venait de frotter, de brosser et de
laver Kyrat; il s'etait lave aussi les pieds et les mains, avait recite
devotement son Namaz, ni plus ni moins qu'un bon pere de famille, et
se sentait grand appetit. Il alla chercher lui-meme a la cuisine la
montagne de riz et de viande, et apres que son hotesse eut etendu sur
lui une grande nappe, et sur la nappe une serviette de peau, il ouvrit
sa main comme _la patte d'un lion_, et se mit a jeter des poignees de
viande dans sa bouche comme dans une caverne.
Au milieu de ce repas pantagruelesque, dont le recit detaille et repete
doit, je m'imagine, faire une vive impression quand les rapsodes
le declament a un auditoire de pauvres diables maigres et affames,
Kourroglou ne laisse pas que de plaisanter agreablement. "Ma vieille, je
veux dire ma jeune beaute (car la sorciere trouve la premiere epithete
grossiere et ne peut la souffrir), mange aussi, au nom de Dieu, de peur
que le souffle de la destruction ne vienne a s'elever dans ton estomac,
et que je n'aie a rendre compte de toi au jour du jugement." La vieille
se flattait que les restes de ce terrible souper lui suffiraient pour
vivre une semaine et regaler encore ses voisines. Elle disait s'etre
rassasiee a la seule odeur des mets en les faisant cuire; mais quand
elle vit la devastation que son hote portait dans l'edifice, elle
craignit d'aller se coucher a jeun, et plongea sa main decharnee dans
le bassin. Malheureusement un grain de riz lui causa un acces de toux
durant lequel Kourroglou mit a sec le fond du plat; et quand elle voulut
ramasser ses nappes, elle s'apercut avec effroi que la nappe de cuir
avait disparu, "Qu'en as-tu fait, mon fils?--Etait-ce donc la nappe? dit
Kourroglou; j'ai trouve le dernier morceau un peu dur et amer. J'ai eu
quelque peine a l'avaler. Pourquoi ne m'as pas tu averti?--Helas! pensa
la vieille, mon hote n'est autre que la famine personnifiee. Si sa faim
recommence, il avalera mon pauvre corps."
Kourroglou fit faire son lit en travers de la porte, ce qui effraya
beaucoup la vieille. "De quoi t'inquietes-tu? lui dit-il; si tu veux
sortir la nuit, je te permets de passer par-dessus mon lit et de me
marcher sur le corps; je ne m'en apercevrai point."
Couchee dans la meme chambre, la vieille, pensant que son hote av
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