Pendant qu'ils marchandaient ainsi, l'oreille d'Ayvaz suivait chaque
parole qu'ils prononcaient. Il dit tout bas, a son pere: "Je lui ai fait
boire du vin, il ne sait pas ce qu'il dit. On ne peut pas acheter un
mouton moins de cinq tumans. Comptez l'argent sans delai, pere, et
lorsqu'il l'aura recu, il ne pourra plus se retracter, quand meme il
recouvrerait la raison."
Mir-Ibrahim ouvrit le sac ou etait l'argent, qu'il compta et versa
ensuite dans le pan de la robe de Kourroglou. Ce dernier, voyant que
plus de la moitie etait deja payee et que le compte avancait rapidement,
dit dans son coeur: "Comment me debarrasserai-je de ce fripon de Turc?"
Il possedait une force de poignet si extraordinaire, qu'il pouvait
serrer entre ses doigts une piece de monnaie assez fort pour en effacer
l'empreinte. Ayant ainsi efface une piastre, il la jeta avec colere
devant le boucher et s'ecria: "Ceci est de la fausse monnaie." Mais
la ruse n'avait pas echappe a l'oeil percant d'Ayvaz, qui dit:
"Roushan-Beg, nous ne sommes pas riches; nous avons emprunte la moitie
de cet argent; pourquoi l'alteres-tu mechamment?" Kourroglou repliqua:
"Ayvaz, mon enfant! je n'ai ni marteau ni enclume avec moi. Les coquins
d'ouvriers de la monnaie ont oublie de frapper les chiffres du sultan
sur la piastre; et il faudra que je perde dessus." En disant ces mots,
il se leva, jeta tout l'argent parterre, et dit d'une voix irritee: "Il
y a cent bouchers dans Orfah; je leur vendrai une portion des moutons,
et je vous vendrai l'autre." Et il s'eloigna. Les prieres du boucher
furent inutiles, et Kourroglou etait sur le point de partir, lorsque
Mir-Ibrahim, au desespoir, dit a son fils: "Puisses-tu mourir jeune[18],
Ayvaz; va, cours apres lui, et prie-le de venir terminer le marche;
peut-etre t'ecoutera-t-il."
[Footnote 18: "Mourir dans ton jeune age", _djeuen merg skeyi_, et aussi
_merghi tu_ "tue la mort", sont deux etranges expressions de tendresse
employees par les Perses quand ils veulent obtenir une faveur de
quelqu'un ou le flatter.]
Ayvaz eut rejoint Kourroglou en un moment, et, le prenant par les mains,
il le supplia, en disant: "Je t'en conjure, mon oncle, ne sois pas
fache, et reviens." Kourroglou, faisant semblant de s'adoucir, revint,
et s'assit a sa premiere place. Quand l'argent fut tout compte,
on s'apercut qu'il manquait encore trente tumans. Le boucher dit:
"Roushan-Beg, laisse le berger amener ici les moutons, nous les
conduirons a la vill
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