elle se dit qu'il vaudrait peut-etre mieux se laisser manger tout
de suite; puis, s'etant ravisee, elle tomba en garde, la tete basse et
la corne en avant, comme une brave chevre de M. Seguin qu'elle etait...
Non pas qu'elle eut l'espoir de tuer le loup,--les chevres ne tuent
pas le loup,--mais seulement pour voir si elle pourrait tenir aussi
longtemps que la Renaude...
Alors le monstre s'avanca, et les petites cornes entrerent en danse.
Ah! la brave chevrette, comme elle y allait de bon coeur! Plus de dix
fois, je ne mens pas, Gringoire, elle forca le loup a reculer pour
reprendre haleine. Pendant ces treves d'une minute, la gourmande
cueillait en hate encore un brin de sa chere herbe; puis elle retournait
au combat, la bouche pleine... Cela dura toute la nuit. De temps en
temps la chevre de M. Seguin regardait les etoiles danser dans le ciel
clair, et elle se disait:
--Oh! pourvu que je tienne jusqu'a l'aube...
L'une apres l'autre, les etoiles s'eteignirent. Blanquette redoubla de
coups de cornes, le loup de coups de dents... Une lueur pale parut dans
l'horizon... Le chant d'un coq enroue monta d'une metairie.
--Enfin! dit la pauvre bete, qui n'attendait plus que le jour pour
mourir; et elle s'allongea par terre dans sa belle fourrure blanche
toute tachee de sang...
Alors le loup se jeta sur la petite chevre et la mangea.
* * * * *
Adieu, Gringoire!
L'histoire que tu as entendue n'est pas un conte de mon invention. Si
jamais tu viens en Provence, nos menagers te parleront souvent de la
_cabro de moussu Seguin, que se battegue touto la neui eme lou loup, e
piei lou matin lou loup la mange[1].
Tu m'entends bien, Gringoire: _E piei lou malin lou loup la mange_.
[Note 1: La chevre de monsieur Seguin, qui se battit toute la nuit
avec le loup, et puis, le matin, le loup la mangea.]
LES ETOILES
RECIT D'UN BERGER PROVENCAL.
Du temps que je gardais les betes sur le Luberon, je restais des
semaines entieres sans voir ame qui vive, seul dans le paturage avec
mon chien Labri et mes ouailles. De temps en temps l'ermite du
Mont-de-l'Ure passait par la pour chercher des simples ou bien
j'apercevais la face noire de quelque charbonnier du Piemont; mais
c'etaient des gens naifs, silencieux a force de solitude, ayant perdu le
gout de parler et ne sachant rien de ce qui se disait en bas dans
les villages et les villes. Aussi, tous les quinze jours, lorsque
j'entendais
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