de long en large, la porte verte
en ogive, la petite tour de fonte, et au-dessus la grosse lanterne a
facettes qui flambe au soleil et fait de la lumiere meme pendant le
jour... Voila l'ile des Sanguinaires, comme je l'ai revue cette nuit,
en entendant ronfler mes pins. C'etait dans cette ile enchantee qu'avant
d'avoir un moulin j'allais m'enfermer quelquefois, lorsque j'avais
besoin de grand air et de solitude.
Ce que je faisais?
Ce que je fais ici, moins encore. Quand le mistral ou la tramontane ne
soufflaient pas trop fort, je venais me mettre entre deux roches au ras
de l'eau, au milieu des goelands, des merles, des hirondelles, et
j'y restais presque tout le jour dans cette espece de stupeur et
d'accablement delicieux que donne la contemplation de la mer. Vous
connaissez, n'est-ce pas, cette jolie griserie de l'ame? On ne pense
pas, on ne reve pas non plus. Tout votre etre vous echappe, s'envole,
s'eparpille. On est la mouette qui plonge, la poussiere d'ecume qui
flotte au soleil entre deux vagues, la fumee blanche de ce paquebot qui
s'eloigne, ce petit corailleur a voile rouge, cette perle d'eau, ce
flocon de brume, tout excepte soi-meme... Oh! que j'en ai passe dans
mon ile de ces belles heures de demi-sommeil et d'eparpillement!...
Les jours de grand vent, le bord de l'eau n'etant pas tenable, je
m'enfermais dans la cour du lazaret, une petite cour melancolique, toute
embaumee de romarin et d'absinthe sauvage, et la, blotti contre un pan
de vieux mur, je me laissais envahir doucement par le vague parfum
d'abandon et de tristesse qui flottait avec le soleil dans les logettes
de pierre, ouvertes tout autour comme d'anciennes tombes. De temps en
temps un battement de porte, un bond leger dans l'herbe... c'etait
une chevre qui venait brouter a l'abri du vent. En me voyant, elle
s'arretait interdite, et restait plantee devant moi, l'air vif, la corne
haute, me regardant d'un oeil enfantin...
Vers cinq heures, le porte-voix des gardiens m'appelait pour diner. Je
prenais alors un petit sentier dans le maquis grimpant a pic au-dessus
de la mer, et je revenais lentement vers le phare, me retournant a
chaque pas sur cet immense horizon d'eau et de lumiere qui semblait
s'elargir a mesure que je montais.
* * * * *
La-haut c'etait charmant. Je vois encore cette belle salle a manger a
larges dalles, a lambris de chene, la bouillabaisse fumant au milieu,
la porte grande ouverte sur
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