la terrasse blanche et tout le couchant qui
entrait... Les gardiens etaient la, m'attendant pour se mettre a table.
Il y en avait trois, un Marseillais et deux Corses, tous trois petits,
barbus, le meme visage tanne, crevasse, le meme _pelone_ (caban) en poil
de chevre, mais d'allure et d'humeur entierement opposees.
A la facon de vivre de ces gens, on sentait tout de suite la difference
des deux races. Le Marseillais, industrieux et vif, toujours affaire,
toujours en mouvement, courait l'ile du matin au soir, jardinant,
pechant, ramassant des oeufs de _gouailles_, s'embusquant dans le maquis
pour traire une chevre au passage; et toujours quelque aioli ou quelque
bouillabaisse en train.
Les Corses, eux, en dehors de leur service, ne s'occupaient absolument
de rien; ils se consideraient comme des fonctionnaires, et passaient
toutes leurs journees dans la cuisine a jouer d'interminables parties de
_scopa_, ne s'interrompant que pour rallumer leurs pipes d'un air grave
et hacher avec des ciseaux, dans le creux de leurs mains, de grandes
feuilles de tabac vert...
Du reste, Marseillais et Corses, tous trois de bonnes gens, simples,
naifs, et pleins de prevenances pour leur hote, quoique au fond il dut
leur paraitre un monsieur bien extraordinaire...
Pensez donc! venir s'enfermer au phare pour son plaisir!... Eux qui
trouvent les journees si longues, et qui sont si heureux quand c'est
leur tour d'aller a terre... Dans la belle saison, ce grand bonheur
leur arrive tous les mois. Dix jours de terre pour trente jours de
phare, voila le reglement; mais avec l'hiver et les gros temps, il n'y
a plus de reglement qui tienne. Le vent souffle, la vague monte, les
Sanguinaires sont blanches d'ecume, et les gardiens de service restent
bloques deux ou trois mois de suite, quelquefois meme dans de terribles
conditions.
--Voici ce qui m'est arrive, a moi, monsieur,--me contait un jour le
vieux Bartoli, pendant que nous dinions,--voici ce qui m'est arrive il
y a cinq ans, a cette meme table ou nous sommes, un soir d'hiver, comme
maintenant. Ce soir-la, nous n'etions que deux dans le phare, moi et un
camarade qu'on appelait Tcheco... Les autres etaient a terre,
malades, en conge, je ne sais plus... Nous finissions de diner, bien
tranquilles... Tout a coup, voila mon camarade qui s'arrete de manger,
me regarde un moment avec de droles d'yeux, et, pouf! tombe sur la
table, les bras en avant. Je vais a lui, je le secoue, je l'appelle:
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