cria-t-il, le feu s'eteint.
Nardi jeta sur la braise deux ou trois morceaux de planches goudronnees
qui s'enflammerent, et Lionetti continua:
--Ce qu'il y a de plus triste dans cette histoire, le voici... Trois
semaines avant le sinistre, une petite corvette, qui allait en Crimee
comme la _Semillante_, avait fait naufrage de la meme facon, presque au
meme endroit; seulement, cette fois-la, nous etions parvenus a sauver
l'equipage et vingt soldats du train qui se trouvaient a bord... Ces
pauvres tringlos n'etaient pas a leur affaire, vous pensez! On les
emmena a Bonifacio et nous les gardames pendant deux jours avec nous,
a la _marine_... Une fois bien secs et remis sur pied bonsoir! bonne
chance! ils retournerent a Toulon, ou, quelque temps apres, on les
embarqua de nouveau pour la Crimee... Devinez sur quel navire!... Sur
la _Semillante_, monsieur... Nous les avons retrouves tous, tous les
vingt, couches parmi les morts, a la place ou nous sommes... Je relevai
moi-meme un joli brigadier a fines moustaches, un blondin de Paris, que
j'avais couche a la maison et qui nous avait fait rire tout le temps
avec ses histoires... De le voir la, ca me creva le coeur... Ah! Santa
Madre!...
La-dessus, le brave Lionetti, tout emu, secoua les cendres de sa pipe
et se roula dans son caban en me souhaitant la bonne nuit... Pendant
quelque temps encore, les matelots causerent entre eux a demi-voix...
Puis, l'une apres l'autre, les pipes s'eteignirent... On ne parla
plus... Le vieux berger s'en alla... Et je restai seul a rever au
milieu de l'equipage endormi.
* * * * *
Encore sous l'impression du lugubre recit que je venais d'entendre,
j'essayais de reconstruire dans ma pensee le pauvre navire defunt et
l'histoire de cette agonie dont les goelands ont ete seuls temoins.
Quelques details qui m'avaient frappe, le capitaine en grand costume,
l'etole de l'aumonier, les vingt soldats du train, m'aidaient a deviner
toutes les peripeties du drame... Je voyais la fregate partant de
Toulon dans la nuit... Elle sort du port. La mer est mauvaise, le vent
terrible; mais on a pour capitaine un vaillant marin, et tout le monde
est tranquille a bord...
Le matin, la brume de mer se leve. On commence a etre inquiet. Tout
l'equipage est en haut. Le capitaine ne quitte pas la dunette... Dans
l'entre-pont, ou les soldats sont renfermes, il fait noir; l'atmosphere
est chaude. Quelques-uns sont malades, couches sur
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