EVRE DE M. SEGUIN
_A M. Pierre Gringoire, poete lyrique a Paris._
Tu seras bien toujours le meme, mon pauvre Gringoire!
Comment! on t'offre une place de chroniqueur dans un bon journal de
Paris, et tu as l'aplomb de refuser... Mais regarde-toi, malheureux
garcon! Regarde ce pourpoint troue, ces chausses en deroute, cette face
maigre qui crie la faim. Voila pourtant ou t'a conduit la passion des
belles rimes! Voila ce que t'ont valu dix ans de loyaux services dans
les pages du sire Apollo... Est-ce que tu n'as pas honte, a la fin?
Fais-toi donc chroniqueur, imbecile! fais-toi chroniqueur! Tu gagneras
de beaux ecus a la rose, tu auras ton couvert chez Brebant, et tu
pourras te montrer les jours de premiere avec une plume neuve a ta
barrette...
Non? Tu ne veux pas?... Tu pretends rester libre a ta guise jusqu'au
bout... Eh bien, ecoute un peu l'histoire de la _chevre de M. Seguin_.
Tu verras ce que l'on gagne a vouloir vivre libre.
* * * * *
M. Seguin n'avait jamais eu de bonheur avec ses chevres.
Il les perdait toutes de la meme facon: un beau matin, elles cassaient
leur corde, s'en allaient dans la montagne, et la-haut le loup les
mangeait. Ni les caresses de leur maitre, ni la peur du loup, rien ne
les retenait. C'etait, parait-il, des chevres independantes, voulant a
tout prix le grand air et la liberte.
Le brave M. Seguin, qui ne comprenait rien au caractere de ses betes,
etait consterne. Il disait:
--C'est fini; les chevres s'ennuient chez moi, je n'en garderai pas une.
Cependant il ne se decouragea pas, et, apres avoir perdu six chevres de
la meme maniere, il en acheta une septieme; seulement, cette fois, il
eut soin de la prendre toute jeune, pour qu'elle s'habituat mieux a
demeurer chez lui.
Ah! Gringoire, qu'elle etait jolie la petite chevre de M. Seguin!
qu'elle etait jolie avec ses yeux doux, sa barbiche de sous-officier,
ses sabots noirs et luisants, ses cornes zebrees et ses longs poils
blancs qui lui faisaient une houppelande! C'etait presque aussi charmant
que le cabri d'Esmeralda, tu te rappelles, Gringoire?--et puis, docile,
caressante, se laissant traire sans bouger, sans mettre son pied dans
l'ecuelle. Un amour de petite chevre...
M. Seguin avait derriere sa maison un clos entoure d'aubepines. C'est la
qu'il mit sa nouvelle pensionnaire. Il l'attacha a un pieu, au plus bel
endroit du pre, en ayant soin de lui laisser beaucoup de corde, et de
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