e, par un temps superbe.
Legrandin, qui se dirigeait vers la place de la Concorde, nous donna un
coup de chapeau, en s'arretant, l'air etonne. Moi qui n'etais pas encore
detache de la vie, je demandai a ma grand'mere si elle lui avait
repondu, lui rappelant qu'il etait susceptible. Ma grand'mere, me
trouvant sans doute bien leger, leva sa main en l'air comme pour dire:
"Qu'est-ce que cela fait? cela n'a aucune importance."
Oui, on aurait pu dire tout a l'heure, pendant que je cherchais un
fiacre, que ma grand'mere etait assise sur un banc, avenue Gabriel,
qu'un peu apres elle avait passe en voiture decouverte. Mais eut-ce ete
bien vrai? Le banc, lui, pour qu'il se tienne dans une avenue--bien
qu'il soit soumis aussi a certaines conditions d'equilibre--n'a pas
besoin d'energie. Mais pour qu'un etre vivant soit stable, meme appuye
sur un banc ou dans une voiture, il faut une tension de forces que nous
ne percevons pas, d'habitude, plus que nous ne percevons (parce qu'elle
s'exerce dans tous les sens) la pression atmospherique. Peut-etre si on
faisait le vide en nous et qu'on nous laissat supporter la pression de
l'air, sentirions-nous, pendant l'instant qui precederait notre
destruction, le poids terrible que rien ne neutraliserait plus. De meme,
quand les abimes de la maladie et de la mort s'ouvrent en nous et que
nous n'avons plus rien a opposer au tumulte avec lequel le monde et
notre propre corps se ruent sur nous, alors soutenir meme la pesee de
nos muscles, meme le frisson qui devaste nos moelles, alors, meme nous
tenir immobiles dans ce que nous croyons d'habitude n'etre rien que la
simple position negative d'une chose, exige, si l'on veut que la tete
reste droite et le regard calme, de l'energie vitale, et devient l'objet
d'une lutte epuisante.
Et si Legrandin nous avait regardes de cet air etonne, c'est qu'a lui
comme a ceux qui passaient alors, dans le fiacre ou ma grand'mere
semblait assise sur la banquette, elle etait apparue sombrant, glissant
a l'abime, se retenant desesperement aux coussins qui pouvaient a peine
retenir son corps precipite, les cheveux en desordre, l'oeil egare,
incapable de plus faire face a l'assaut des images que ne reussissait
plus a porter sa prunelle. Elle etait apparue, bien qu'a cote de moi,
plongee dans ce monde inconnu au sein duquel elle avait deja recu les
coups dont elle portait les traces quand je l'avais vue tout a l'heure
aux Champs-Elysees, son chapeau, son visage, son m
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