d'abnegation et de pieux fanatisme pour etre en prose le meme homme
que vous etes en vers! Non, vous ne le serez pas; vous craindrez trop
l'etrangete, le ridicule; vous serez trop soumis aux convenances; vous
penserez qu'il faut parler a des hommes d'affaires, comme avec des
hommes d'affaires. Vous oublierez que, hors de cette enceinte etroite et
sourde, la voix d'un homme de coeur et de genie retentit dans l'espace
et remue le monde.
Non, vous ne l'oserez pas! apres avoir dit les choses magnifiques
dont vos discours sont remplis, vous viendrez, avec votre second
mouvement,--ce second mouvement qui justifie si bien l'odieux proverbe
de M. de Talleyrand,--calmer l'irritation qu'excitent vos hardiesses et
passer l'eponge sur vos caracteres de feu. Vous viendrez encore dire
comme dans vos vers: "N'ayez pas peur de moi, messieurs, je ne suis
point un democrate, je craindrais trop de vous paraitre demagogue." Non,
vous n'oserez pas!
Et ce n'est pas la peur des ames basses qui vous en empechera; je sais
bien que vous affronteriez la misere et les supplices; mais ce sera la
peur du scandale, et vous craindrez ces petits hommes capables qui se
posent en hommes d'Etat et qui diraient d'un air depite: "Il est fou, il
est ignorant, il est grossier et flatte le peuple; il n'est que poete,
il n'est pas homme d'Etat, profond politique comme nous." Comme eux!
comme eux qui se rengorgent et se gonflent, un pied dans l'abime qui
s'entr'ouvre sans qu'ils s'en doutent et qui deja les entraine!
Mais, quand meme l'univers entier meconnaitrait un grand homme
courageux, quand le peuple meme, ingrat et aveugle, viendrait vous
traiter de fou, de reveur et de niais... Mais non, vous n'etes pas
fanatique, et cependant vous devriez l'etre, vous a qui Dieu parle sur
le Sinai. Vous avez le droit ensuite de rentrer dans la vie ordinaire,
mais vous ne devez pas y etre un homme ordinaire. Vous devez porter les
feux dont vous avez ete embrase dans votre rencontre avec le Seigneur,
au milieu des glaces ou les mauvais coeurs languissent et se paralysent.
Vous etes un homme d'intelligence et un homme de bien. Il vous reste a
etre un homme vertueux.
Faites, o source de lumiere et d'amour, que le zele de votre maison
devore le coeur de cette creature d'elite.
CCLXXIII
A M. CHARLES DELAVEAU, A LA CHATRE
Paris, 13 avril 1848.
Mon cher Delaveau,
Je regrette que vous ayez pris la peine de venir chez
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