travailleurs
infatigables du _grand-oeuvre_ des temps modernes? Ouvriers qui peuvent
bien se compter entre eux; car ceux de la douzieme heure forment les
masses et il en est peu qui ne se corrompent pas ou ne se rebutent pas,
au milieu de tant de revers!
Sans doute l'avenir est a nous; mais irons-nous jusqu'a l'avenir? Peu
importe! dites-vous; oui, peu importe pour nous qui sommes devoues. Mais
combien souffrent sans comprendre, et sans pouvoir s'adjurer eux-memes!
combien succombent dans le pelerinage, et comment ne pas pleurer
amerement sur les mourants qu'on laisse derriere soi! Notre route est
semee de cadavres, et, tandis que l'ennemi fait des cadavres veritables
par le fer et le feu, nous sommes environnes de decouragements et de
desespoirs qui s'asseyent au bord du chemin et refusent d'aller plus
loin.
L'etat moral de la France, en ce moment, est une retraite de Russie. Les
soldats sont pris de vertige et se battent entre eux pour mourir plus
vite. Voyez les socialistes divises, exasperes, furieux, au moment ou
toutes les nuances de l'idee democratique devraient se reunir et se
retourner contre l'ennemi commun!
Mais il y a la dedans quelque chose de fatal. Ce ne sont pas seulement
les orgueilleux et les intolerants qui ne savent quel nom opposer a
celui du pretendant: ce sont les ames honnetes et modestes, ce sont les
serviteurs les mieux disciplines de la cause, qui reculent effrayes
devant une adhesion a donner au proconsul algerien, au mitrailleur
des faubourgs. Lui seul peut nous sauver, dit-on. Sauver notre parti,
peut-etre! Encore c'est tres douteux, d'apres sa conduite recente. Mais
le peuple est-il un parti? Et cet homme a-t-il la moindre intelligence
des besoins du peuple, la moindre sympathie pour ses souffrances, la
moindre pitie pour ses egarements?
Si nous lui opposons Ledru-Rollin, quelle garantie nous donne ce
caractere impressionnable et capricieux dont on ne saurait dire, depuis
le 4 mai, s'il est pour le peuple ou pour une certaine bourgeoisie
democratique qui n'est pas le peuple, et qui manque d'intelligence au
premier chef!
Je vais vous envoyer la constitution de Leroux. C'est savant,
ingenieux, et tres bon a lire dans un temps de calme et de speculation
philosophique. Mais toutes ces formes symboliques, et ces systemes _a
priori_ ne repondent en rien aux besoins, aux possibilites du moment.
C'etait facile a tourner en ridicule, on l'a fait, et cet ecrit n'a
servi a rien. Proudhon
|