une ferme a l'autre, exposee aux brutalites
des _bailes_ et a toutes les miseres des jeunesses en condition. On
trouvait tres mal aussi qu'un homme du renom de maitre Cornille, et qui,
jusque-la, s'etait respecte, s'en allat maintenant par les rues comme un
vrai bohemien, pieds nus, le bonnet troue, la taillole en lambeaux...
Le fait est que le dimanche, lorsque nous le voyions entrer a la messe,
nous avions honte pour lui, nous autres les vieux; et Cornille le
sentait si bien qu'il n'osait plus venir s'asseoir sur le banc d'oeuvre.
Toujours il restait au fond de l'eglise, pres du benitier, avec les
pauvres.
* * * * *
Dans la vie de maitre Cornille il y avait quelque chose qui n'etait pas
clair. Depuis longtemps personne, au village, ne lui portait plus de
ble, et pourtant les ailes de son moulin allaient toujours leur train
comme devant... Le soir, on rencontrait par les chemins le vieux
meunier poussant devant lui son ane charge de gros sacs de farine.
--Bonnes vepres, maitre Cornille! lui criaient les paysans; ca va donc
toujours, la meunerie.
--Toujours, mes enfants, repondait le vieux d'un air gaillard. Dieu
merci, ce n'est pas l'ouvrage qui nous manque.
Alors, si on lui demandait d'ou diable pouvait venir tant d'ouvrage, il
se mettait un doigt sur les levres et repondait gravement: "_Motus!_ je
travaille pour l'exportation..." Jamais on n'en put tirer davantage.
Quant a mettre le nez dans son moulin, il n'y fallait pas songer. La
petite Vivette elle-meme n'y entrait pas...
Lorsqu'on passait devant, on voyait la porte toujours fermee, les
grosses ailes toujours en mouvement, le vieil ane broutant le gazon de
la plate-forme, et un grand chat maigre qui prenait le soleil sur le
rebord de la fenetre et vous regardait d'un air mechant.
Tout cela sentait le mystere et faisait beaucoup jaser le monde. Chacun
expliquait de sa facon le secret de maitre Cornille, mais le bruit general
etait qu'il y avait dans ce moulin-la encore plus de sacs d'ecus que de
sacs de farine.
A la longue pourtant tout se decouvrit; voici comment:
En faisant danser la jeunesse avec mon fifre, je m'apercus un beau jour
que l'aine de mes garcons et la petite Vivette s'etaient rendus amoureux
l'un de l'autre. Au fond je n'en fus pas fache, parce qu'apres tout
le nom de Cornille etait en honneur chez nous, et puis ce joli petit
passereau de Vivette m'aurait fait plaisir a voir trotter dans ma
maiso
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