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en haut chez les intellectuels de la Ligue de la Patrie
francaise et celle des Droits de l'homme se propageaient en effet jusque
dans les profondeurs du peuple. M. Reinach manoeuvrait par le sentiment
des gens qui ne l'avaient jamais vu, alors que pour lui l'affaire
Dreyfus se posait seulement devant sa raison comme un theoreme
irrefutable et qu'il demontra, en effet, par la plus etonnante reussite
de politique rationnelle (reussite contre la France, dirent certains)
qu'on ait jamais vue. En deux ans il remplaca un ministere Billot par un
ministere Clemenceau, changea de fond en comble l'opinion publique, tira
de sa prison Picquart pour le mettre, ingrat, au Ministere de la Guerre.
Peut-etre ce rationaliste manoeuvreur de foules etait-il lui-meme
manoeuvre par son ascendance. Quand les systemes philosophiques qui
contiennent le plus de verites sont dictes a leurs auteurs, en derniere
analyse, par une raison de sentiment, comment supposer que, dans une
simple affaire politique comme l'affaire Dreyfus, des raisons de ce
genre ne puissent, a l'insu du raisonneur, gouverner sa raison? Bloch
croyait avoir logiquement choisi son dreyfusisme, et savait pourtant que
son nez, sa peau et ses cheveux lui avaient ete imposes par sa race.
Sans doute la raison est plus libre; elle obeit pourtant a certaines
lois qu'elle ne s'est pas donnees. Le cas du maitre d'hotel des
Guermantes et du notre etait particulier. Les vagues des deux courants
de dreyfusisme et d'antidreyfusisme, qui de haut en bas divisaient la
France, etaient assez silencieuses, mais les rares echos qu'elles
emettaient etaient sinceres. En entendant quelqu'un, au milieu d'une
causerie qui s'ecartait volontairement de l'Affaire, annoncer
furtivement une nouvelle politique, generalement fausse mais toujours
souhaitee, on pouvait induire de l'objet de ses predictions
l'orientation de ses desirs. Ainsi s'affrontaient sur quelques points,
d'un cote un timide apostolat, de l'autre, une sainte indignation. Les
deux maitres d'hotel que j'entendis en rentrant faisaient exception a la
regle. Le notre laissa entendre que Dreyfus etait coupable, celui des
Guermantes qu'il etait innocent. Ce n'etait pas pour dissimuler leurs
convictions, mais par mechancete et aprete au jeu. Notre maitre d'hotel,
incertain si la revision se ferait, voulait d'avance, pour le cas d'un
echec, oter au maitre d'hotel des Guermantes la joie de croire une juste
cause battue. Le maitre d'hotel des Guermantes
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