onne dans les grands salons allumes,
presque deserts, ou sont arrives deja les intimes admis a la soiree;
elle crie tres fort pour que bon-papa comprenne a qui il est presente et
reponde en consequence. Il a fiere mine, le vieux Rehu, dressant sa
longue taille, portant droite encore sa petite tete creole devenue noire
avec l'age et toute gercee. Appuye au bras de Paul Astier elegant et
charmant, sa fille de l'autre cote, Astier-Rehu derriere eux, la famille
ainsi groupee presente une scene sentimentale a la Greuze qu'on se
figurerait volontiers sur une de ces hautes lisses claires qui tendent
les murs du salon et dont l'extraordinaire vieillard est presque
contemporain. Le grand-duc, tres touche, cherche une parole heureuse;
mais l'auteur des _Lettres a Uranie_ ne figure pas sur ses menus. Il
s'en tire par quelques phrases vagues, auxquelles le vieux Rehu, croyant
qu'on l'interroge sur son age comme d'habitude, repond:
"Quatre-vingt-dix-huit ans dans quinze jours, Altesse..." Puis il
ajoute, ce qui ne rime pas davantage aux felicitations encourageantes du
grand-duc: "Pas depuis 1803, monseigneur... la ville doit etre bien
changee..." Et pendant que s'echange ce singulier dialogue, Paul
chuchote a sa mere: "Tu le reconduiras, si tu veux; moi, je ne m'en
charge plus... Il est d'une humeur de loup... En voiture, tout le
temps, il m'envoyait des coups de pied dans les jambes... pour detirer
ses nerfs, disait-il." Lui-meme, le jeune Paul a la voix cruellement
nerveuse et cassante, ce soir, quelque chose de serre, de contracture
sur sa figure douce, que sa mere connait bien, qu'elle a vu tout de
suite quand elle est entree. Qu'y a-t-il encore? Elle le surveille,
essaie de lire dans ses yeux clairs qui se derobent impenetrables,
seulement plus aigus, plus durs.
Et le froid du diner, le froid solennel continue, circule parmi les
invites qui se groupent ca et la, les quelques femmes en cercle sur des
sieges bas, les hommes debout, arretes ou marchant, mimant des
conversations profondes avec la visible preoccupation d'attirer les
regards de Son Altesse. C'est pour elle que le musicien Landry reve au
coin de la cheminee, levant son front genial et sa barbe d'apotre, et
qu'a l'autre angle Delpech le savant medite, le menton dans la main,
anxieux, penche, des fronces au sourcil, comme s'il surveillait un
melange detonant.
Le philosophe Laniboire, fameux par sa ressemblance avec Pascal, rode
aussi, passe et repasse devant le cana
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