eau, 31 decembre 1864.
Mademoiselle,
Le recit que vous me faites m'a vivement touchee; ce que j'y vois
surtout, c'est votre immense bonte, c'est votre vie entiere consacree
a faire des heureux ou des _moins malheureux_. Comment, avec cette ame
pleine de tendres souvenirs, et cette conscience d'avoir fait tant de
bien, pouvez-vous etre triste et decouragee? c'est vraiment douter de la
justice divine. Et justement vous ne croyez pas aux peines eternelles!
que craignez-vous donc de Dieu? est-ce que son appreciation de nos
fautes peut etre jugee par nous et mesuree selon nos idees?
Je me suis dit bien souvent, quand je me suis vue forcee de reprendre
les autres, de gronder un enfant, et meme d'enfermer un animal: "Certes
Dieu n'est pas _juste_ a notre maniere. S'il connaissait la necessite de
chatier, de reprimer, de punir, il serait malheureux; son coeur serait
brise a toute heure; les larmes et les cris des creatures navreraient sa
bonte. Dieu ne peut pas etre malheureux; donc, nos erreurs n'existent
pas comme un mal devant lui. Il ne reprime pas meme les criminels les
plus odieux; il ne punit pas meme les monstres. Donc, apres la mort, une
vie eternelle, entierement inconnue, s'ouvre devant nous. Quelle qu'elle
soit, notre religion doit consister a nous y fier entierement; car Dieu
nous a donne l'esperance et c'etait nous faire une promesse. Il est la
perfection: rien des bons instincts et des nobles facultes qu'il a mis
en nous ne peut mentir."
Vous savez tout cela aussi bien que moi, et vous vous rendez bien compte
de l'etat maladif qui fait naitre vos terreurs et vos doutes. Je crois,
mademoiselle, que votre devoir est de les combattre, et de traiter votre
maladie morale tres serieusement: c'est un devoir religieux auquel vous
devez vous soumettre. Vous n'avez pas le droit de laisser deteriorer
votre intelligence, pas plus que votre sante. Ouvrage de Dieu, nous
devons nous conserver purs de chimeres et d'insanites. Allez donc vivre
ailleurs qu'a Angers, dont le sejour vous rejette dans le delire. Allez
n'importe ou; pourvu que vous y ayez le theatre et la musique, puisque
vous en ressentez un si grand bien. Faites cela par amitie pour ceux qui
ont de l'amitie pour vous, faites-le aussi pour votre conscience, qui
vous defend l'abandon de vous-meme.
Agreez tous mes sentiments affectueux et devoues.
GEORGE SAND.
DLXXXI
A M. LADISLAS MICKIEWICZ, A PARIS
Paris, 11 j
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