t les ponts. J'ai envie
de repartir. Je ne vous ai pas vus assez, vous et votre cadre; mais il
faut courir aux enfants, qui appellent et montrent les dents. Je vous
embrasse et je vous benis tous.
G. SAND.
DCIX
A MAURICE SAND, A NOHANT
Paris, 10 aout 1866.
Une heure de l'apres-midi.
Il fait tellement sombre, que pour un peu j'allumerais la lampe. Quel
temps! quelle annee! c'est fichu, nous n'aurons pas d'ete.
Je suis arrivee hier a quatre heures chez moi; j'ai trouve une seule
lettre de ma Cocote, c'est bien peu; j'esperais mieux. Enfin, tout va
bien chez vous. Aurichette est belle, tu es gueri de tes rhumes, Lina
promet de s'en tenir a un rhume de cerveau.
Je n'ai pas pu vous ecrire hier en arrivant: j'ai trouve Couture, qui
m'attendait chez mon portier avec un manuscrit sous le bras: un volume
de sa facon qu'il venait me lire, a moi qui ne l'avais pas vu depuis
1852! Mais il a tant d'esprit, d'entrain; il a une grosse tete
intelligente sur un gros petit corps si drole, que je me suis executee
seance tenante. Nous avons ete diner chez Magny, et, en rentrant, j'ai
avale le volume, qui est un ouvrage sur la peinture; tres amusant et
tres interessant. J'etais bien fatiguee tout de meme, et, apres ca,
j'ai dormi... Ah! il faut vous dire que, des le matin, a Rouen, j'avais
encore couru la ville avec Flaubert. Mais c'est superbe, cette grande
ville etalee sur ces belles grandes collines, et ce grand fleuve qui
aflux et reflux comme la mer et qui est plus, colore que la Manche a
Saint-Valery. Et tous ces monuments curieux, etranges; ces maisons, ces
rues entieres, ces quartiers encore debout du moyen age! Je ne comprends
pas que je n'eusse jamais vu ca, quand il fallait trois heures pour y
aller.
J'ai trouve hier Paris, vu des ponts, si petit, si joli, si mignon, si
gai, que je me figurais le voir pour la premiere fois.
Croisset est un endroit delicieux, et notre ami Flaubert mene la une vie
de chanoine au sein d'une charmante famille. On ne sait pas pourquoi
c'est un esprit agite et impetueux; tout respire le calme et le
bien-etre autour de lui. Mais il y a cette grande Seine qui passe et
repasse toujours devant sa fenetre et qui est sinistre par elle-meme
malgre ses frais rivages. Elle ne fait qu'aller et venir sous le coup de
la maree et du raz de maree (la barre ou mascaret). Les saules des iles
sont toujours baignes ou _debaignes_! c'est triste et froid d'aspec
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