que la Seine n'a pas fait de betises chez vous et que le tulipier
n'y a pas trempe ses racines. Je craignais pour vous quelque ennui, et
je me demandais si votre levee etait assez haute pour vous proteger.
Ici, nous n'avons rien a redouter en ce genre: nos ruisseaux sont tres
mechants, mais nous en sommes loin.
Vous etes heureux d'avoir des souvenirs si nets des autres existences.
Beaucoup d'imagination et d'erudition, voila votre memoire; mais, si
on ne se rappelle rien de distinct, on a un sentiment tres vif de son
propre renouvellement dans l'eternite. J'avais un frere tres drole, qui
souvent disait: "Du temps que j'etais chien..." Il croyait etre homme
tres recemment. Moi je crois que j'etais vegetal ou pierre. Je ne suis
pas toujours bien sure d'exister completement, et, d'autres fois, je
crois sentir une grande fatigue accumulee pour avoir trop existe. Enfin,
je ne sais pas, et je ne pourrais pas, comme vous, dire: "Je possede le
passe.
Mais alors vous croyez qu'on ne meurt pas, puisqu'on _redevient_? Si
vous osez le dire aux _chiqueurs_, vous avez du courage, et c'est bien.
Moi, j'ai ce courage-la, ce qui me fait passer pour imbecile; mais je
n'y risque rien: je suis imbecile sous tant d'autres rapports.
Je serai enchantee d'avoir votre impression ecrite sur la Bretagne; moi,
je n'ai rien vu assez pour en parler. Mais je cherchais une impression
generale, et ca m'a servi pour reconstruire un ou deux tableaux dont
j'avais besoin. Je vous lirai ca aussi, mais c'est encore un gachis
informe.
Pourquoi votre voyage est-il reste inedit? Vous etes _coquet_; vous ne
trouvez pas tout ce que vous faites digne d'etre montre. C'est un tort.
Tout ce qui est d'un maitre est enseignement, et il ne faut pas craindre
de montrer ses croquis et ses ebauches. C'est encore tres au-dessus du
lecteur, et on lui donne tant de choses a son niveau, que le pauvre
diable reste vulgaire, Il faut aimer les betes plus que soi; ne
sont-elles pas les vraies infortunes de ce monde? Ne sont-ce pas les
gens sans gout et sans ideal qui s'ennuient, ne jouissent de rien et ne
servent a rien? Il faut se laisser abimer, railler et meconnaitre par
eux, c'est inevitable; mais il ne faut pas les abandonner, et toujours
il faut leur jeter du bon pain, qu'ils preferent ou non l'ordure; quand
ils seront souls d'ordures, ils mangeront le pain; mais, s'il n'y en a
pas, ils mangeront l'ordure _in secula seculorum_.
Je vous ai entendu dire: "Je n'ecris
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