plus tendre coeur et
l'esprit le plus naif. On l'enterre demain! Il avait un an de plus que
moi. Ma generation s'en va piece a piece. Lui survivrai-je? Je ne le
desire pas ardemment, surtout les jours de deuil et d'adieux. C'est
comme Dieu voudra, a condition qu'il me permette d'aimer toujours dans
cette vie et dans l'autre.
Je garde aux morts une vive tendresse. Mais on aime les vivants
autrement. Je vous donne la part de mon coeur qu'il avait; ce qui, joint
a celle que vous avez, fait une grosse part. Il me semble que ca me
console de vous faire ce cadeau-la. Litterairement, ce n'etait pas un
homme de premier ordre, on l'aimait pour sa bonte et sa spontaneite.
Moins occupe d'affaires et de philosophie, il eut eu un talent charmant.
Il laisse une jolie piece: _Michel Perrin_.
J'ai fait la moitie de la route seule, pensant a vous et a la maman,
a Croisset, et regardant la Seine, qui, grace a vous, est devenue une
_divinite_ amie. Apres cela, j'ai eu la societe d'un particulier et
de deux femmes d'une betise bruyante et fausse comme la musique de la
pantomime de l'autre jour. Exemple: "J'ai regarde le soleil, ca m'a
laisse comme deux points dans les yeux." Le _mari_: "Ca s'appelle des
points lumineux."
Et ainsi pendant une heure sans debrider. Je vas dormir toute cassee;
j'ai pleure comme une bete, toute la soiree, et je vous embrasse
d'autant plus, cher ami.
Aimez-moi _plus_ qu'avant, puisque j'ai de la peine.
DCXVIII
A M. CHARLES PONCY, A TOULON
Paris, 16 novembre 1866.
Mes chers enfants, je suis a Paris pour quelques jours. Je viens de
Normandie pour la seconde fois. Auparavant, j'avais ete en Bretagne avec
Maurice et sa femme, puis a Nohant. Demain, je vais a Palaiseau pour
revenir a Paris, d'ou j'irai encore a Nohant. Voyez quelle hirondelle je
suis devenue! Je ne m'arrete nulle part et je travaille partout. Depuis
que la cruelle destinee m'a rendue independante, je profite de la seule
compensation qu'elle m'offre: la liberte de courir et d'aller devant
moi, souvent pour le seul plaisir de remuer, dont j'etais depuis
longtemps privee. Il faut secouer le chagrin, qui est l'inevitable
ennemi du bonheur. Ceci a l'air d'un mot de la Palisse. Non! on est
heureux par soi-meme quand on sait s'y prendre: avoir des gouts simples,
un certain courage, une certaine abnegation, l'amour du travail et avant
tout une bonne conscience.
Donc, le bonheur n'est pas une chimere
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