re. A present,
ce qui se presente a mes yeux, quand je m'eveille, c'est la planete;
j'ai quelque peine a y retrouver le _moi_ qui m'interessait jadis et
que je commence a appeler _vous_ au, pluriel. Elle est charmante, la
planete, tres interessante, tres curieuse, mais pas mal arrieree et
encore peu praticable; j'espere passer dans une oasis mieux percee et
possible a tous. Il faut tant d'argent et de ressources pour voyager
ici! et le temps qu'on perd a se procurer ce necessaire est perdu pour
l'etude et la contemplation. Il me semble qu'il m'est du quelque chose
de moins complique, de moins civilise, de plus naturellement luxueux et
de plus facilement bon que cette etape enfievree. Viendras-tu dans le
monde de mes reves, si je reussis a en trouver le chemin? Ah! qui sait?
Et ce roman marche-t-il? Le courage ne s'est pas dementi? La solitude
ne te pese pas? Je pense bien qu'elle n'est pas absolue, et qu'il y a
encore quelque part une belle amie qui va et vient, ou qui demeure par
la. Mais il y a de l'anachorete quand meme dans ta vie, et j'envie ta
situation. Moi, je suis trop seule a Palaiseau, avec un mort; pas
assez seule a Nohant, avec des enfants que j'aime trop pour pouvoir
m'appartenir,--et, a Paris, on ne sait pas ce qu'on est, on s'oublie
entierement pour mille choses qui ne valent pas mieux que soi. Je
t'embrasse de tout coeur, cher ami; rappelle-moi a ta mere, a ta chere
famille, et ecris-moi a Nohant, ca me fera du bien.
Les fromages? Je ne sais plus, il me semble qu'on m'en a parle. Je te
dirai ca de la-bas.
DCXXIV
A M. ARMAND BARBES, A LA HAYE
Nohant, 15 janvier 1867.
Cher ami de mon coeur,
Cette bonne longue lettre que je recois de vous me comble de
reconnaissance et de joie. Je ne l'ai lue qu'il y a deux jours. Elle
m'attendait ici, a Nohant, et j'etais a Paris, malade, tous les jours
faisant ma malle, et tous les jours forcee de me mettre au lit. Je vais
mieux; mais j'ai a combattre, depuis quelques annees, une forte tendance
a l'anemie; j'ai eu trop de fatigue et de chagrin a l'age ou l'on a le
plus besoin de calme et de repos. Enfin, chaque ete me remet sur mes
pieds, et, si chaque hiver me demolit, je n'ai guere a me plaindre.
Comme vous, je ne tiens pas a mourir. Certaine que la vie ne finit pas,
qu'elle n'est pas meme suspendue, que tout est passage et fonction,
je vas devant moi avec la plus entiere confiance dans l'inconnu. Je
m'abstiens de
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