naivete, la plenitude, tout ce que I'on cherche en vain dans
un livre bien fait: l'emotion sans bornes, degagee hardiment du controle
de la raison.
Il a aussi, malgre la frequente vulgarite des mots et des images, une
distinction et une originalite de sentiments tres touchantes. Il a la
foi, il croit a Dieu, a l'amour, a la liberte et meme aux journaux. Il
croit aussi a la gloire et il croit en lui. C'est un enfant genereux,
c'est peut-etre un etranger, tombe de quelque planete ou l'on vit encore
par le coeur et ou l'on dit tout ce qu'on pense sans se soucier de faire
rire M. Proudhon.
Enfin, c'est quelque chose qui nous a fait dire spontanement: "C'est
bien mauvais!" et: "C'est bien beau!" Que voulez-vous! tout le monde a
du talent; nous ne sommes pas blases, nous cherissons le talent. Mais
tout le monde n'a pas la passion, et c'est la ce qui, bien ou mal
exprime, l'emportera toujours sur l'art, comme le parfum d'une rose
l'emporte sur toutes les essences d'une boutique de parfumeur.
La critique peut dire: "Sachez ecrire ou n'ecrivez pas." Elle a raison.
Mais le public peut dire aussi: "Soyez emu ou n'esperez pas nous
emouvoir." Aura-t-il tort?
GEORGE SAND.
DXCIV
A M. LOUIS ULBACH, A PARIS
Palaiseau, 27 septembre 1865.
Vos livres me sont arrives dans un moment affreux, cher monsieur,
laissez-moi plutot dire _ami_. J'ai ete morte, je ne sais pas si je
suis vivante, bien que mon corps marche et agisse. Etait-ce une bonne
disposition pour vous lire? Pourtant je viens de lire _Louise Tardy_,
et cela me semble un chef-d'oeuvre d'analyse delicate, subtile et
vigoureuse a la fois; une de ces histoires sans evenements qu'on
n'oublie pourtant jamais, parce qu'on croit avoir toujours connu ces
ames-la. Et quelle forme exquise, ingenieuse a definir toutes les
emotions et toutes les reflexions!
Vous me traitez de maitre, c'est vous qui passez maitre, et, moi, je
passe je ne sais quoi. Je double le cap de l'Amertume, et j'entre dans
les mers inconnues de l'Isolement. N'importe! dans la douleur ou dans le
calme, je vous applaudirai toujours du coeur et des deux mains. Merci
d'avoir pense a moi; je lirai _le Parrain,_ bien sur.
Cette femme de lettres que vous peignez si bien, elle est jeune, et
on peut s'imaginer, au premier abord, que son etat l'a blasee sur les
choses de la vie; mais, si elle etait vieille, vous eussiez pu la
peindre tout de suite comme aiguisee et surex
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