que je croyais alors sa
maitresse, dans le parc de Tansonville; tantot il les faisait errer
autour de lui et examiner les fiacres, qui passaient assez nombreux a
cette heure de relais, avec tant d'insistance que plusieurs
s'arreterent, le cocher ayant cru qu'on voulait le prendre. Mais M. de
Charlus les congediait aussitot.
--Aucun ne fait mon affaire, me dit-il, tout cela est une question de
lanternes, du quartier ou ils rentrent. Je voudrais, Monsieur, me
dit-il, que vous ne puissiez pas vous meprendre sur le caractere
purement desinteresse et charitable de la proposition que je vais vous
adresser.
J'etais frappe combien sa diction ressemblait a celle de Swann encore
plus qu'a Balbec.
--Vous etes assez intelligent, je suppose, pour ne pas croire que c'est
par "manque de relations", par crainte de la solitude et de l'ennui, que
je m'adresse a vous. Je n'aime pas beaucoup a parler de moi, Monsieur,
mais enfin, vous l'avez peut-etre appris, un article assez retentissant
du _Times_ y a fait allusion, l'empereur d'Autriche, qui m'a toujours
honore de sa bienveillance et veut bien entretenir avec moi des
relations de cousinage, a declare naguere dans un entretien rendu public
que, si M. le comte de Chambord avait eu aupres de lui un homme
possedant aussi a fond que moi les dessous de la politique europeenne,
il serait aujourd'hui roi de France. J'ai souvent pense, Monsieur, qu'il
y avait en moi, du fait non de mes faibles dons mais de circonstances
que vous apprendrez peut-etre un jour, un tresor d'experience, une sorte
de dossier secret et inestimable, que je n'ai pas cru devoir utiliser
personnellement, mais qui serait sans prix pour un jeune homme a qui je
livrerais en quelques mois ce que j'ai mis plus de trente ans a acquerir
et que je suis peut-etre seul a posseder. Je ne parle pas des
jouissances intellectuelles que vous auriez a apprendre certains secrets
qu'un Michelet de nos jours donnerait des annees de sa vie pour
connaitre et grace auxquels certains evenements prendraient a ses yeux
un aspect entierement different. Et je ne parle pas seulement des
evenements accomplis, mais de l'enchainement de circonstances (c'etait
une des expressions favorites de M. de Charlus et souvent, quand il la
prononcait, il conjoignait ses deux mains comme quand on veut prier,
mais les doigts raides et comme pour faire comprendre par ce complexus
ces circonstances qu'il ne specifiait pas et leur enchainement). Je vous
donnera
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