e, bien des pertes de temps, bien
des derangements. Je me demande si vous valez la peine que je me donne
pour vous tout ce tracas, et je n'ai pas le plaisir de vous connaitre
assez pour en decider. Peut-etre aussi n'avez-vous pas de ce que je
pourrais faire pour vous un assez grand desir pour que je me donne tant
d'ennuis, car je vous le repete tres franchement, Monsieur, pour moi ce
ne peut etre que de l'ennui.
Je protestai qu'alors il n'y fallait pas songer. Cette rupture des
pourparlers ne parut pas etre de son gout.
--Cette politesse ne signifie rien, me dit-il d'un ton dur. Il n'y a
rien de plus agreable que de se donner de l'ennui pour une personne qui
en vaille le peine. Pour les meilleurs d'entre nous, l'etude des arts,
le gout de la brocante, les collections, les jardins, ne sont que des
ersatz, des succedanes, des alibis. Dans le fond de notre tonneau, comme
Diogene, nous demandons un homme. Nous cultivons les begonias, nous
taillons les ifs, par pis aller, parce que les ifs et les begonias se
laissent faire. Mais nous aimerions donner notre temps a un arbuste
humain, si nous etions surs qu'il en valut la peine. Toute la question
est la; vous devez vous connaitre un peu. Valez-vous la peine ou non?
--Je ne voudrais, Monsieur, pour rien au monde, etre pour vous une cause
de soucis, lui dis-je, mais quant a mon plaisir, croyez bien que tout
ce qui me viendra de vous m'en causera un tres grand. Je suis
profondement touche que vous veuillez bien faire ainsi attention a moi
et chercher a m'etre utile.
A mon grand etonnement ce fut presque avec effusion qu'il me remercia de
ces paroles. Passant son bras sous le mien avec cette familiarite
intermittente qui m'avait deja frappe a Balbec et qui contrastait avec
la durete de son accent:
--Avec l'inconsideration de votre age, me dit-il, vous pourriez parfois
avoir des paroles capables de creuser un abime infranchissable entre
nous. Celles que vous venez de prononcer au contraire sont du genre qui
est justement capable de me toucher et de me faire faire beaucoup pour
vous.
Tout en marchant bras dessus bras dessous avec moi et en me disant ces
paroles qui, bien que melees de dedain, etaient si affectueuses, M. de
Charlus tantot fixait ses regards sur moi avec cette fixite intense,
cette durete percante qui m'avaient frappe le premier matin ou je
l'avais apercu devant le casino a Balbec, et meme bien des annees avant,
pres de l'epinier rose, a cote de Mme Swann
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