je compris tout a coup et je poussai un leger cri.
J'essayai alors de tourner ma tete sur l'oreiller et elle tourna. Ce
succes me rendit si joyeux, que j'oubliai mon indignation et mon horreur
et que j'aurais voulu pouvoir appeler mes gardiens pour leur crier: "Mes
amis, je suis vivant!" Mais je songeai qu'ils ne s'en rejouiraient pas
et je les regardai fixement. Pagello s'approcha de moi, me regarda et
dit: "Il va mieux. S'il continue ainsi, il est sauve!" Je l'etais en
effet.
C'est, je crois, le meme soir, ou le lendemain peut-etre que Pagello
s'appretait a sortir lorque G.S. lui dit de rester et lui offrit de
prendre le the avec elle. Pagello accepta la proposition. Il s'assit et
causa gaiement. Ils se parlerent ensuite a voix basse, et j'entendis
qu'ils projetaient d'aller diner ensemble en gondole a Murano. "--Quand
donc, pensais-je, iront-ils diner ensemble a Murano? Apparemment quand
je serai enterre." Mais je songeai que les dineurs comptaient sans leur
hote. En les regardant prendre leur the, je m'apercus qu'ils buvaient
l'un apres l'autre dans la meme tasse. Lorsque ce fut fini, Pagello
voulut sortir. G.S. le reconduisit. Ils passerent derriere un paravent,
et je soupconnai qu'ils s'y embrassaient. G.S. prit ensuite une lumiere
pour eclairer Pagello. Ils resterent quelque temps ensemble sur
l'escalier. Pendant ce temps-la, je reussis a soulever mon corps sur mes
mains tremblantes. Je me mis _a quatre pattes_ sur le lit. Je regardai
la table de toute la force de mes yeux. Il n'y avait qu'une tasse! Je ne
m'etais pas trompe. Ils etaient amants! Cela ne pouvait plus souffrir
l'ombre d'un doute. J'en savais assez. Cependant je trouvai encore
le moyen de douter, tant j'avais de repugnance a croire une chose si
horrible!
Les lettres de George Sand a Pagello, que celui-ci, vingt fois pres de
les detruire, a conservees pourtant (M. Maurice Sand lui savait gre de
sa discretion), nous eclaireraient pleinement sur cette phase de leur
amour. Pagello n'en voulait rien livrer... Pourtant, apres son Journal
intime, j'ai pense qu'il n'y avait plus d'indiscretion a publier, non
sans quelques retranchements utiles, la plus belle de ces lettres. J'en
avais pris copie: c'est, en quinze ou vingt pages de sa ferme ecriture,
une precieuse planche d'anatomie morale adressee par George Sand a son
nouvel amant.
J'y lis clairement qu'une scene violente entre Lelia et Musset a resulte
du "continuel espionnage" trop justifie de cel
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