"Je t'ai si mal aimee! Il faut que je dise ce que j'ai sur le coeur."
Puis il revient a Pagello:
Dis a P... que je le remercie de t'aimer et de veiller sur toi comme
il le fait. N'est-ce pas la chose la plus ridicule du monde que ce
sentiment-la? Je l'aime, ce garcon, presque autant que toi. Arrange
cela comme tu voudras. Il est cause que j'ai perdu toute la richesse
de ma vie, et je l'aime comme s'il me l'avait donnee. Je ne voudrais
pas vous voir ensemble. Oh! mon ange, mon ange, sois heureuse et je le
serai.
Tout son coeur debile et genereux est dans cette lettre navrante. Il a
si peur de la perdre tout entiere, des qu'elle n'est plus que son amie.
Maintenant George est forte de son empire sur cette ame desemparee. Elle
lui repond (12 mai) que ses lettres "ne sont pas le dernier serrement de
mains d'une amante qui le quitte, mais l'embrassement du frere qui lui
reste".
Elle l'engage a aimer une femme jeune, belle, qui n'ait pas encore
souffert. Quant a elle, desormais, elle aspire a une vie calme. "Ce
brave Pagello qui n'a pas lu _Lelia_ et qui n'y comprendrait goutte" n'a
pas ses yeux a Lui, ses yeux penetrants, pour s'inquieter d'elle, quand
elle fait "sa figure d'oiseau malade":--"Je me laisse regenerer par
cette affection douce et honnete: pour la premiere fois j'aime sans
passion."
Ses conseils a Alfred sont sages; elle parait moins apaisee que triste.
Sa lettre est longue comme un journal. Elle laisse couler son bavardage
maternel: elle charge l'absent de maintes emplettes a lui expedier; elle
lui raconte qu'elle ecrit son roman de _Jacques_, et que Pagello veut
traduire en italien leurs oeuvres a tous deux....
Cependant Musset, a qui n'etait pas encore parvenue cette lettre de
raison, sentait se creuser, chaque jour plus profond, le vide de son
ame:
O la meilleure, la plus aimee des femmes! que de larmes j'ai versees!
Quelle journee! je suis perdu, vois-tu! que veux-tu que je fasse? Tu
verses sur ma blessure les larmes d'une amie, le baume le plus doux et
le plus celeste qui coule de ton coeur. Et tout tombe comme une huile
bouillante sur un fer rouge. Je voudrais etre calme et fort, quand je
t'ecris; je me raisonne, je m'efforce; mais quand je prends la plume,
et que je vois ce petit papier qui va faire, pour l'aller trouver, ces
trois cents lieues que je viens de faire, et qu'il n'y a au monde que
toi a qui je puisse parler de toi. Pas un ami, pas un etre! Et qu
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